Linda Lee, reine de la K-food

Par Sophie Kloetzli
Photo de Mathieu Aghababian

Depuis plus de 10 ans, Linda Lee fait rayonner la K-food à Londres. En 2019, elle a étendu sa chaîne de street food ultra-branchée, On the Bab, à Paris.

Le guide gastronomique britannique Harden’s l’a sacrée « reine de la cuisine coréenne à Londres ». En France, le Fooding la désigne comme la « papesse de la K-food outre-Manche ».

Linda Lee règne sur un petit empire gastronomique à la réputation bien établie. Lancée en 2013, sa chaîne de street food, On the Bab, fait un carton dans la capitale anglaise. Un succès qui commence à s’exporter en France : après Soho, Covent Garden et Shoreditch, c’est à deux pas de la rue Sainte-Anne, le little Tokyo parisien, qu’elle a pris ses quartiers. Elle nous y accueille une fin d’après-midi de juillet, dans la douce chaleur de l’été parisien, tandis que commencent à défiler les premiers clients venus dîner sur un fond de musique K-pop.

 

Le Fooding la désigne comme la « papesse de la K-food outre-Manche ».

 

Assise à l’une des tables marbrées qui occupent la salle au décor furieusement branché, elle nous évoque tout d’abord sa fascination de toujours pour la Ville Lumière, le regard aussi chaleureux qu’assuré. « C’est la meilleure ville du monde ! s’exclame avec une simplicité sincère celle qui a fait ses études d’art à Paris, il y a une vingtaine d’années. Quand je suis revenue en Corée, puis quand j’ai déménagé à Londres, Paris me manquait beaucoup. » Y ouvrir son restaurant est comme raviver un amour de jeunesse. « Les gens ici ont très bon goût », justifie la gérante, élégante, avec sa coupe garçonne soignée, son rouge à lèvres carmin, son chemisier bleu et ses bijoux fins.

Linda Lee et la France est l’histoire d’une passion réciproque : « Quand j’ai ouvert mon restaurant à Londres, un tiers de mes clients était français, ils me demandaient souvent pourquoi je ne voulais pas ouvrir un restaurant à Paris », s’amuse-t-elle. Son français est courant mais encore un peu hésitant, aussi préfère-t-elle communiquer dans la langue de Shakespeare, où transparaît un léger accent coréen. Aujourd’hui, elle vit entre les deux métropoles européennes, multipliant les allers-retours entre ses nombreux restaurants.

À l’origine de cet empire, son goût, intime et inconditionnel pour la cuisine, transmis par « une famille qui aimait aller découvrir sans cesse de nouveaux restaurants à Séoul, et qui adorait voyager », notamment au Japon où elle découvre un second univers culinaire. Et une vocation qui semble s’imposer comme une évidence : « Avec le temps, je me suis rendue compte que j’étais faite pour ouvrir mon propre restaurant », raconte-t-elle. Après avoir travaillé un temps dans le design à Séoul, elle inaugure son enseigne de barbecue coréen à vingt-sept ans. Cela ne dure pas, car bientôt, l’amour la rattrape.

 

Linda Lee dans son restaurant On The Bab, à Paris. 

 

Son mari, qu’elle rencontre à Londres, partage sa fascination pour les grandes villes européennes. « Après le mariage, nous avons vécu pendant une petite période en Corée, mais la France me manquait, et le Royaume-Uni lui manquait. Finalement, je l’ai suivi à Londres. » Dans cette ville qu’elle ne connaît pas bien, elle se contente de « suivre son instinct ». Il faut croire qu’il était bon : en 2005, forte de son expérience séoulienne, elle répète l’opération en ouvrant Koba, également dédié à l’art du barbecue coréen. Puis un restaurant japonais, Nizuni, qu’elle gérera pendant six ans avant de le revendre, « pour se concentrer sur la cuisine coréenne ». Il y a aussi eu On the Dak, un restaurant « pop-up » de KFC (pour korean fried chicken, le fameux poulet frit épicé coréen), et Mee Market en 2017, un café-épicerie, qu’elle a depuis reconverti dans sa chaîne de street food, On the Bab — bab signifiant « riz » en coréen, un aliment aussi courant au Pays du Matin calme que la baguette en France, plaisante-t-elle.

Hipster chic
Son succès, elle l’a minutieusement élaboré. Les recettes, la préparation des assiettes, la déco, la formation des employés... Elle a gardé la main sur tous les aspects du restaurant. Propriétaire, elle ne se prive pas, de temps à autre, d’aller en cuisine pour préparer elle-même quelques plats. « Je ne suis pas à 100 % une cheffe, mais je m’en rapproche : c’est moi qui ai conçu tous les menus », indique celle qui n’a jamais mis les pieds dans un seul cours de cuisine.

Sa source d’inspiration pour On the Bab ? « Ce que je mangeais, quand j’étais jeune, après l’école ou le travail. » Pour Aya Mahdadi, vingt-cinq ans, qui réalise le service, la polyvalence de Linda Lee est même « étonnante ». « Elle court parfois autant que nous pour servir les plats ! Elle est vraiment très investie dans son restaurant, cela lui tient à cœur de réussir ce pari parisien », décrit-elle, le ton admiratif.

 

Propriétaire, elle ne se prive pas, de temps à autre, d’aller en cuisine pour préparer elle-même quelques plats.

 

Son omniprésence est surtout, selon la jeune serveuse coréanophone — les cuisiniers étant pour la plupart coréens —, une marque de « perfectionnisme ». « Elle supervise beaucoup ce qui sort de la cuisine, explique-t-elle. Si cela ne lui plaît pas, elle nous le dit directement. Elle considère que le plat qu’elle a créé doit sortir exactement comme elle l’a imaginé. » « C’est une très bonne femme d’affaires, confirme Choi Si-won, un ami proche, membre du boys band Super Junior, qui la considère comme sa marraine. Elle a du tempérament : quand elle veut quelque chose, elle l’obtient. » Ce qui ne l’empêche pas d’être « très amicale et humble », ajoute-t-il. Aya Mahdad décrit de même une personnalité « très chaleureuse et avenante » : « quand des clients posent des questions, elle n’hésite pas à aller les voir directement ».

Ses talents multiples incluent aussi la déco, aussi raffinée que tendance : murs gris au style industriel, tables marbrées, jolies plantes... Linda Lee a pensé à tout. « Au départ, ma cible était les hipsters, nous éclaire-t-elle. Pour le restaurant à Paris, j’ai ajouté une touche de chic à la française. » Quelques détails intimes viennent personnaliser cette atmosphère contemporaine, comme ces petits gobelets en plastique renforcé verts et blancs : « ces verres, comme le reste de la vaisselle, viennent de Corée. C’est ce qu’on utilisait quand j’étais jeune, dans les années 1980... » Le résultat : une « ambiance décontractée, idéale aussi pour les rendez-vous galants », décrit-elle.

Prendre la vague de la K-food
On l’aura compris, On the Bab n’a pas grand-chose à voir avec les restaurants traditionnels coréens auxquels nous avait habitué Paris. En matière de K-food, Linda Lee a une longueur d’avance : « C’est une pionnière : elle déploie beaucoup d’efforts pour diffuser la cuisine coréenne dans le monde », souligne Choi Si-won.

« De la même façon que beaucoup de personnes ne connaissent de la cuisine française que les escargots et le foie gras, je leur montre différents types de plats coréens ! » appuie l’intéressée. Ses restaurants semblent combler un vide : « On ne trouvait pas beaucoup de street food coréenne à Paris : la plupart des restos servent des plats traditionnels », constate-t-elle. À Londres non plus, d’ailleurs : « Je crois que c’est moi qui ai initié ça ». Étonnant, quand on pense à la popularité de la cuisine de rue en Asie. Une différence culturelle, suggère-t-elle avec son sourire malicieux : « En France, qu’est-ce que vous avez comme street food ? Des crêpes ? »

« J’envisage aussi d’ouvrir un restaurant 100 % végétarien et vegan », lance-t-elle, jamais à court d’idées. Le succès ne fait que commencer : pour cette entrepreneuse désormais chevronnée, il ne fait aucun doute que la vague de la K-food accompagne celle de la K-pop et des K-dramas. Linda Lee a saisi la tendance en vol et ne compte pas la laisser s’envoler de si tôt. 

Article initialement publié dans le magazine Koï, numéro 13, septembre-octobre 2019.


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