Réfugiés en France dans les années 70-80, de nombreux Cambodgiens ont fui les crimes commis par le régime des Khmers rouges.
Ils font face à un deuil impossible alors qu’aucune sépulture ni aucune cérémonie n’a pu apaiser leurs pertes. Rencontres avec ceux qui portent ou chassent les fantômes.
Mi-septembre 2017, une soixantaine de franco-cambodgiens et leurs amis se retrouvent dans le 11e arrondissement de Paris. Il est 19h30 et les discussions commencent autour d’une coupe et de gâteaux apéritifs : « Tu l’as vu toi ? – Non, j’ai préféré attendre d’être ici, avec vous… » Les sourires sont un peu crispés et la moyenne d’âge tourne autour de 30 ans. L’association Samaki Kohn Khmer, créée par Dara Sabay, a organisé ce rassemblement.
Le jeune homme d’origine cambodgienne souhaitait réunir et échanger autour du dernier film réalisé par Angelina Jolie : D’abord, ils ont tué mon père. L’histoire vraie d’une américano- cambodgienne, Loung Ung, ayant échappé aux atrocités commises par les Khmers rouges. Plus de deux heures de film, disponible uniquement sur Netflix, où le spectateur découvre un petit bout de l’histoire à travers les yeux d’une enfant. Avril 1975, les Khmers rouges entrent dans Phnom Penh et vident la ville de ses intellectuels, militaires, fonctionnaires, et leurs familles. Des dizaines de milliers de personnes quittent de force leurs maisons. Ils n’y remettront plus jamais les pieds.
« Une fille du Cambodge se souvient pour que d’autres n’oublient pas »
L’histoire de Loung est celle de millions de Cambodgiens. Certains ont pu se réfugier en France, comme Rotana. Elle prend la parole ce soir là, les yeux embués : « Je suis née dans les camps de réfugiés en 1980. Je voulais venir ici ce soir avec mon frère, qui n’en avait pas vraiment envie. Après avoir vu ce film je peux dire que je suis contente et en colère. Je n’imaginais même pas ce que mes parents ou ma sœur avaient vécu. Je suis reconnaissante de ce témoignage ». À son tour, Kaori souhaite partager son émotion. Elle aussi est née dans un camp de réfugiés, en Thaïlande. C’était pour elle un « besoin viscéral » de mettre des images sur ce qu’a vécu sa famille, de comprendre.
Elle nous donne rendez-vous quelques jours plus tard pour parler de cette histoire. Arrive accompagnée de sa mère ; une femme de petit gabarit, portant des lunettes rectangulaires et les cheveux coupés au carré. Thöne est née au Cambodge, à Phnom Penh, en 1948. Elle y grandit avec son père, jardinier à la cour, sa mère, restauratrice, son grand frère et ses six grandes sœurs. Tous les enfants de la famille vont à l’école sauf elle. Son père le lui interdit, il sent le vent tourner. Il meurt soudainement, alors qu’elle n’a que 6 ans. Thöne perd également sa mère, 11 ans plus tard. Les souvenirs sont confus.
Extrait de l'Année du Lièvre, Tian, éd. Gallimard.
« Savoir lire était une raison suffisante pour nous tuer, même les enfants »
Les prémices du mouvement politique et militaire des Khmers rouges se font sentir. Thöne a 25 ans lorsque des camions commencent à entrer dans la capitale. « Ils nous disaient d’entrer dans les camions pour accueillir le roi, qui venait nous voir. On ne l’a jamais vu. » Thöne est séparée de son frère et de trois de ses sœurs. Un Khmer rouge lui demande si elle sait lire. « Savoir lire était une raison suffisante pour nous tuer, même les enfants », se souvient- elle. Elle voit pour la dernière fois son frère et ses trois sœurs.
A 27 ans, la jeune cambodgienne arrive dans la ville de Battambang, à près de 300 kilomètres de la capitale. Ses petites lèvres charnues, soulignées de rouge, tremblent alors qu’elle se souvient : « Les familles de militaires étaient torturées au couteau et au bâton ». Les sévices sont permanents et les exécutions ont le plus souvent lieu la nuit. « Ça la hante », précise Kaori, qui traduit avec beaucoup d’émotion les souvenirs de sa mère. Les Khmers rouges demandent à Thöne de lire, la menacent avec un fusil. Son manque d’éducation scolaire lui sauvera la vie, mais elle repart la peur au ventre. « Chaque nuit, deux, trois, cinq personnes se faisaient exécuter. J’étais terrorisée. Les Khmers rouges revenaient avec les organes de leurs victimes et pressaient leur sang dans leurs verres d’alcool. »
« J’ai décidé de parler, car j’ai peur de ce que je vois aujourd’hui »
Le jour, Thöne travaille dans les rizières. Elle ne se fait pas beaucoup d’amis, se méfie de tous. Les captifs ne parlent pas entre eux, sont dénutris. Elle apprend que sa grande sœur doit partir et comprend qu’elle ne la reverra plus. La jeune femme doit alors s’occuper de ses deux neveux. Pour soigner l’un d’entre eux, elle parcourt le camp à la recherche de médicaments français, totalement interdits par les Khmers rouges. Elle les échange contre les seuls bijoux qu’elle gardait en secret.
Ses souvenirs sont décousus. L’histoire est trop lourde. « On m’a même forcée à me marier, mais j’ai refusé. Ils m’ont torturée et j’étais sûre qu’ils reviendraient me tuer le lendemain. » Sa bonne étoile la garde en vie, peut être aussi l’empathie de l’un des soldats de l’Angkar. Elle raconte avec difficulté les bombardements : « Les Vietnamiens sont arrivés et nous ont demandé : Polpot ? Cambodgien ? ». Dans ces camps, tous avaient été endoctrinés à répondre « Polpot ». Malheureusement, la dernière sœur restée auprès d’elle également. Thöne la verra se faire exécuter sous ses yeux. « Je ne savais même pas que c’était ma tante qui avait été tuée. Jusque là je croyais que c’était ma grand-mère », s’émeut Kaori, qui redécouvre ainsi l’histoire de sa famille. Thöne répond « Cambodgienne », elle peut repartir…
Suivront 5 jours de marche. A ce moment-là, elle ne sait pas ce qui est arrivé aux autres membres de sa famille et continue à les chercher. Elle retrouve dans un camp de réfugiés, en Thaïlande, les neveux qu’elle n’avait plus revus depuis le bombardement. Mais la vie n’y est pas plus rose. « Il y a eu les viols, la torture, … » raconte-t-elle en essuyant son visage avec beaucoup de pudeur.
« Je me contente d’aller à la pagode et je prie pour ceux que je n’ai pas pu enterrer, pour qu’ils trouvent la paix »
La vie reprendra ses droits quelques années plus tard, quand elle changera de camp et qu’elle rencontrera son mari. Aujourd’hui, « je me contente d’aller à la pagode et je prie pour ceux que je n’ai pas pu enterrer, pour qu’ils trouvent la paix », finit-elle.
Kaori naîtra dans un camp de réfugiés, à Chonburi. Ne lui restent que des souvenirs olfactifs. « Je me souviens de l’odeur de la chair brûlée et d’être restée tout le temps dans les bras de ma mère. » Ses petits frères n’ont pas encore vu le film d’Angelina Jolie. Sa mère non plus. Ils le regarderont tous ensemble.
Sur la trace des fantômes du 13e
Jenny Teng est elle aussi une enfant de réfugiés. Son film Tours d’exil part à la recherche de leurs fantômes, dans le 13e arrondissement de Paris, où elle nous donne rendez-vous, à quelques pas de chez elle. Ce documentaire est pour la jeune réalisatrice une manière de se rapprocher des réfugiés, parmi lesquels certains ont quitté le Cambodge avant 1975, de les comprendre et de connaître l’histoire du pays.
« Je pense que les fantômes sont encore là, dans un entre-deux sensible », explique-t-elle après avoir longuement questionné sa mère, qui a perdu trois frères et cinq sœurs. Cette dernière a appris la mort de certains d’entre eux dans le métro parisien, par téléphone : « J’ai crié comme une folle ». « Nous ne pouvons pas faire la prière car nous ne savons pas où sont morts nos proches », regrette-t-elle.
« On attend trop souvent des rescapés de parler de la façon dont les autres sont morts. Ils ont vu des cadavres, ils ont été séparés de leurs familles. Ça ne se raconte pas ces choses-là. »
Pour Richard Rechtman, psychiatre et anthropologue, responsable d’un dispositif de consultations psychiatriques spécialisées pour réfugiés cambodgiens, « enterrer nos morts nous rend humain ». Selon lui, les Khmers rouges n’ont pas seulement tué les vivants, mais également fait disparaître les morts en les empêchant de devenir des défunts. Au Cambodge, nombreux sont ceux qui n’en ont pas eu la force ou eu l’opportunité d’enterrer leurs proches. « Nous étions trop faibles pour creuser la terre, alors nous avons laissé le corps là. Il a été emporté par les chiens », retrace le film de Jenny Teng.
« Ceux qui n’ont pas pu enterrer ou incinérer leurs proches les portent en eux. Ils restaurent le lien indéfectible entre les morts et les vivants jusqu’à un point très envahissant, puisqu’ils vivent avec. Ils sont tout le temps avec leurs fantômes », explique le psychiatre. Des fantômes qui hantent également les plus jeunes générations, à la recherche de réponses et d’une histoire familiale à laquelle ils n’ont pas toujours eu accès. « On attend trop souvent des rescapés de parler de la façon dont les autres sont morts. Ils ont vu des cadavres, ils ont été séparés de leurs familles. Ça ne se raconte pas ces choses-là. Ce n’est pas indicible, c’est tout simplement trop présent et toujours pesant. Les jeunes veulent qu’on leur communique une histoire comme dans les livres, mais ça n’existe pas. Il faut une histoire collective à laquelle chacun pourra raccrocher sa propre histoire. À chaque témoignage, des Cambodgiens arrivent à raconter la leur », nous apprend Richard Rechtman. La déchirure de Rolland Joffé et les divers romans ou autobiographies publiés sur ces thèmes sont des électrochocs, parfois trop difficiles à supporter, tout comme les films de Rithy Panh.
Extrait de l'Année du Lièvre, Tian, éd. Gallimard.
Ce dernier, à l’origine de nombreuses oeuvres sur le génocide cambodgien a signé la préface de L’année du lièvre, bande dessinée en trois tomes réalisée par Tian, récit authentique des années Khmers rouges. « Beaucoup y trouveront la force de traverser ces longues nuits peuplées de chagrin… Un impossible deuil », écrit le cinéaste. Ces livres racontent la vie d’une famille, rythmée par la violence du régime des Khmers rouges et ont mené Tian au Cambodge pour recueillir de nombreux témoignages.
Récolter la mémoire pour connaître la vie, plus que la mort
« Tout le monde demande aux survivants comment sont morts les autres. Le survivant se retrouve alors dans une situation inconfortable où il doit expliquer comment sont morts tous les autres et pas lui », analyse Richard Rechtman, qui a reçu des centaines de réfugiés cambodgiens dans son cabinet et leur a dédié un roman : Les vivantes (éd. Leo Sheer). « Je voulais rendre justice à ceux qui ont vécu et faire entendre l’expérience de celui qui n’est pas mort. »
Un mémorial dédié aux victimes a trouvé sa place au sein du parc de Choisy, dans le 13e arrondissement de Paris. « Depuis longtemps, les nombreux Français d’origine cambodgienne, parmi lesquels les réfugiés accueillis par la France et leurs descendants, et parmi eux les parties civiles au procès des Khmers Rouges, désiraient voir un tel mémorial édifié à Paris », peut-on lire dans le communiqué du Haut conseil des Asiatiques de France (HCAF), soutenu par des associations de victimes, des droits de l’homme, et la Ville de Paris. « Une excellente chose » selon Richard Rechtman, pour permettre aux survivants de laisser partir leurs fantômes.
Article initialement publié dans le magazine Koï, numéro 2, novembre-décembre 2017.