Éric Tong Cuong : « Les marques réparent ce que la politique ne sait plus faire »

Par Julie Hamaïde
Photo de Thomas Morel-Fort

Figure iconique et role model de la pub française, Éric Tong Cuong explique comment les marques comblent les manques du politique.

Vous êtes surnommé « le Mozart de la publicité » compte tenu de votre précocité. Par quoi êtes-vous inspiré ?
Mes enfants m’influencent beaucoup. J’écoute aussi mon instinct et les signes, même des trucs un peu barrés parfois ! Quand j’ai décidé de lancer Naïve, j’étais en vacances à Sainte-Lucie et je m’occupais à l’époque de la marque Evian et de son budget publicitaire. Naïve est une anagramme d’Evian. Et je vois passer une jeune fille avec un T-shirt Naïve, qui était le logo d’Evian inversé ! C’était en 1994 et je me posais la question de lancer la boîte ou non. J’arrive dans cet endroit et je me dis qu’il y a une synchronicité incroyable. Je peux voir des signaux et me lancer comme ça. Ce sont les moments où j’écoute mon cerveau droit.  J’ai eu aussi la chance de rencontrer des gens qui m’ont propulsé.

Comme qui ?
Il a eu un gars très important pour moi : Jean-François Bizot, le patron d’Actuel, de Nova [magazine avant d'être une radio, NDLR], que je lisais quand j’étais petit. J’étais au conseil de Nova entre 1995 et 2006 et ça a été une expérience géniale. Nova c’était l’ouverture, la diversité, l’éclectisme. C’était la sono mondiale et Jean-François Bizot a été un papa spirituel pour moi. 

Ces dernières années ont été très mouvementée. Il y a eu la Covid-19 bien sûr mais aussi plusieurs mouvements sociaux. Les marques sont-elles sensibles à ces actions collectives ?
Beaucoup de marques réfléchissent à ces sujets. Ça va passer surtout par la RSE car le sujet de la responsabilité sociale des entreprises est important. Notre enjeu est là aussi : faire bouger les marques dans le bon sens. Cela a été accéléré avec la période de la Covid. On s’est rendu compte que le politique ne peut pas tout faire et que les marques sont très importantes pour régler ce que le politique ne peut pas régler. Cette volonté de plus de diversité s’est accélérée mais elle était déjà prégnante. Nous, nous sommes entre les marques et les consommateurs, pour leur expliquer ce que les consommateurs ont envie d’entendre et que ce n'est pas pour le dire mais aussi pour le faire. Il y a trente ans, l’arbre pouvait cacher la forêt. Aujourd’hui, ce n’est plus possible.

 

« La France de la diversité est bien plus intéressante que la France rétrograde qui ne fait que chialer. »

 

Peut-on donc s’attendre à plus de diversité dans la pub ?
La diversité pour la diversité est inutile. C’est une question de cible aussi. Si l’on prend les sites de paris sportifs, ils ont compris que leur cible est la diversité. La cible et les role models sont à l’avenant. Nous ne sommes pas là pour plaquer des éléments sur une réalité qui n’existe pas. Par exemple, nous faisons régulièrement des photos pour Grand Optical et nos mannequins sont dans la représentation d’une plus grande diversité. Cela correspond à leurs croyances, à leurs envies. Pour Jardiland, on est sur « cultiver votre bien-être ». C’est l’idée de profiter des siens, de la nature près de chez soi. Nous sommes moins sur des sujets de diversité mais des conseils pour vivre bien avec un niveau de hauteur qui dépasse le commerçant.

Peut-on faire changer les choses grâce à la pub ?
Oui, la publicité a un impact sur la société, sur les changements de comportement. Quand on voit ce qui se passe sur les réseaux sociaux, je suis très fier d’être publicitaire à la base. Il y a toujours une certaine tenue de la pub. Notre boulot consiste à faire en sorte que les marques comprennent leur intérêt et ainsi créer un cycle vertueux, une logique d’induction.

 

 

Mais cela reste un outil de communication…
Contrairement à l’idée un peu préconçue en France que l’on peut raconter ce que l’on veut aux gens, ce n’est pas vrai, en particulier en pub. La pub est l’endroit le plus sûr en termes d’information. C’est bien plus clean que n’importe quel réseau social car nous sommes verrouillés dans tous les sens. Je peux raconter plus de conneries au journal de 20h que dans un spot de pub ! C’est très normé, avec plein de règles qu’il n’y a pas ailleurs. Dans un film, un gangster peut fumer et rouler à 150 km/h en cycle urbain. Dans la pub, le gangster met sa ceinture, ne fume pas et respecte la vitesse autorisée. C’est un peu iconoclaste de penser ça, mais c’est la vérité. Par contre, si une marque s’avance sur un sujet comme l’écologie, nous la prévenons. Il faut « faire » avant de « faire savoir ».

Le green-washing, ça n’est plus possible aujourd’hui ?
Je ne pense pas qu’il y ait eu à ce point-là du green-washing. Ce n’était pas fait par des gens qui n’y croyaient pas du tout ou qui étaient de gros pollueurs. Les gens me connaissent pour le spot publicitaire d’Air France « Faire du ciel le plus bel endroit de la Terre ». C’est typiquement un truc où toutes les personnes de l’entreprise se sont synchronisées pour se relever les manches, à l’accueil, sur la politesse, la propreté des toilettes, pour faire du ciel le plus bel endroit de la Terre. Et c’est là que ça devient intéressant. Sommes-nous prêts à dire aux gens de consommer moins ? C’est peut-être la limite de l’exercice.

 

« Contrairement à l’idée un peu préconçue en France que l’on peut raconter ce que l’on veut aux gens, ce n’est pas vrai, en particulier en pub. »

 

Quel regard portez-vous sur ces jeunes générations d’Asiatiques engagés qui demandent plus de place dans les représentations ?
Ils ont raison. Aux États-Unis, les deux role models les plus bas dans l’échelle sont l’homme asiatique et la femme noire. Avant, le running gag était de dire que s’il y a un Noir dans un film, c’est celui qui meurt en premier. Maintenant, s’il y a un Noir et un Asiatique, c’est l’Asiatique qui y passe en premier. En général, il est toujours dans des schémas stéréotypés où il s’occupe d’informatique. En France, nous sommes en dessous des radars et je pense que nous avons fait pour aussi. Il y a des relents de racisme mais c’est de la connerie. Il y a plein de malaises liés à la non-connaissance de l’autre. On ne s’aime pas parce qu’on ne se connaît pas. La France de la diversité est bien plus intéressante que la France rétrograde qui ne fait que chialer. Je suis métisse donc les sujets d’appropriation culturelle sont à l’inverse de ce que je pense. Je ne comprends pas qu’on dise à un gars blanc qui écrit l’histoire d’une esclave qui part d’Afrique que son livre ne sera pas édité [Dans Alma, Timothée de Fombelle raconte le destin d'une jeune Africaine au temps de l'esclavage et évoque le combat de l'abolition. Son éditeur anglo-américain a refusé pour la première fois de le publier]. Je crois à la connaissance des cultures des uns et des autres. C’est un sujet très compliqué car il gagne beaucoup de terrain. À ce moment-là, ma femme ne peut écrire que des histoires sur les femmes ?

Vos origines vietnamiennes ont-elles eu un impact sur votre carrière ?
J’ai eu conscience de qui j’étais à deux reprises. Pour mon premier job, je devais rentrer dans une agence, j’avais passé tous les entretiens, et on m’a dit le vendredi qui précédait ma première semaine de travail qu’ils étaient revenus en arrière pour choisir l’autre mec. Les patrons se posaient des questions sur les réactions possibles de leurs clients face à un interlocuteur asiatique. Cinq ans plus tard, j’étais en compétition chez BDDP sur le budget 3 Suisses et un gars d’une cinquantaine d’années m’a demandé si mes origines m’avaient déjà posé des problèmes. J’ai fait comme si je ne comprenais pas sa question. Et non. Parfois ça a même pu m’aider car j’étais différent des autres. Il faut le dire : en entretien, nous n’avons pas les mêmes problèmes que les Noirs et les Arabes. Notre plafond de verre est un peu plus haut.

 

« Sommes-nous prêts à dire aux gens de consommer moins ? C’est peut-être la limite de l’exercice. »

 

Avez-vous souffert du manque de représentation ?
Non. Pendant longtemps, ça n’a pas été un problème pour moi. J’ai eu la chance d’être adolescent avec Bruce Lee, un role model mondial. Je me suis plongé dans la culture du Wu-Tang Clan. Je n’ai jamais été emmerdé sur les bancs du métro dans le 91. Les arts martiaux ont aussi fait leur entrée : le judo, le karaté, le viet vo dao... Ça m’a beaucoup aidé à définir qui j’étais.

Vous avez choisi de découvrir le Vietnam à cinquante ans. Quel a été le déclic ?
Mes cinquante ans. Culturellement, je me sens plus proche du Japon. J’ai trouvé le Vietnam formidable, avec une grande jeunesse mais à laquelle j’ai du mal à me connecter. J’aimerais y retourner avec un but précis mais je ne parle pas la langue. Mon père est né en 1936 à Vigneux-sur- Seine (91). C’était le seul Asiatique avec ses parents, qui ne voulaient pas qu’il parle vietnamien. Il devait s’assimiler à fond. Il a gardé ça toute sa vie, pour s’intégrer tous les jours. Maintenant, il se demande pourquoi les autres ne font pas d’efforts comme lui en a fait.


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