Gingembre, soja ou dashi : les saveurs venues d’Asie inspirent depuis des décennies la haute cuisine française et redessinent son identité.
De toutes les sources d’influences asiatiques qui irriguent la gastronomie française, il en est une qui domine les esprits et les menus : celle du Japon. Rappelons que la Nouvelle cuisine, qui révolutionna la cuisine traditionnelle française au début des années 1970 au profit de plats allégés à la présentation raffinée, a été inspirée à ses précurseurs par leurs voyages dans l’archipel nippon. Dès les années 1960, de grands chefs français y posent leurs valises pour ouvrir leurs enseignes et faire rayonner la gastronomie tricolore, mais aussi s’ouvrir à une autre culture culinaire qui les fascine.
Pionnier, Pierre Troigros débarque à Tokyo en 1966, où il officie au Maxim’s. Il sera suivi de près par Paul Bocuse qui, invité en 1972 par le gastronome Shizuo Tsuji, se fait conduire dans les restaurants de luxe du pays. Charmé par la cuisine kaiseki, une forme traditionnelle de repas japonais composé de plusieurs petits plats, ce pilier de la Nouvelle cuisine reviendra en France avec l’idée des « menus dégustation ».
Charmé par la cuisine kaiseki, une forme traditionnelle de repas japonais composé de plusieurs petits plats, Paul Bocuse reviendra en France avec l’idée des « menus dégustation ».
Plusieurs éléments ont joué dans cet engouement pour le Japon, explique Ryōko Sekiguchi, autrice de plusieurs ouvrages consacrés à la cuisine japonaise dont le poétique Nagori (éd. P.O.L, 2018) : « le côté business — les chefs français étaient souvent invités par les préfectures et les grands hôtels ou restaurants pour cuisiner avec les produits locaux —, mais aussi les amitiés qui se sont nouées, et la fascination pour quelque chose de lointain et exotique ». Elle ajoute : « Les chefs français ont découvert des nouvelles techniques qui étaient dans l’air du temps et correspondaient à ce qu’ils cherchaient : une cuisine légère, plus fraîche, qui respecte les produits tels quels ».
Parmi elles, la méthode de coupe, véritable science au Japon : « Les chefs ont retenu toutes ces petites attentions apportées à la découpe des ingrédients — à leur angle, leur épaisseur... —, qui font une grande différence dans le palais ». Les échanges culinaires s’intensifient également sur le sol français, qui accueille dès les années 1960 un nombre croissant de chefs nippons venus se former, armés de leur propre savoir-faire.

Restaurant Pertinence de Ryunosuke Naito et Kwen Liew, 1 étoile.
Inspiration ou fusion
La gastronomie française se tourne alors progressivement vers cet art de la simplicité, de la légèreté et de la précision propre à la cuisine japonaise. Un exemple caractéristique de cette évolution : la généralisation dans les cuisines françaises des dashi, ces « bouillons marins tout à la fois puissants et évanescents », évoquée par Bénédict Beaugé dans son ouvrage Plats du jour. Sur l’idée de nouveauté en cuisine (éd. Métailié, 2013). De même, « le goût pour le cru, très présent dans la cuisine contemporaine, a certainement une origine nippone », écrit l’écrivain gastronomique.
L’influence japonaise est d’autant plus prégnante que les ingrédients n’ont aucun mal à s’incorporer dans les recettes françaises, elles qui ont « toujours évolué en incluant des éléments étrangers », note Ryōko Sekiguchi. « Les produits japonais ont cet avantage de comporter beaucoup de condiments et d’aliments fermentés qui peuvent être utilisés de manière très discrète, comme la sauce soja, qui peut apporter de la profondeur au goût, de l’umami. »
L’influence exercée par la cuisine japonaise et plus largement asiatique n’est toutefois pas toujours aussi discrète que dans la Nouvelle cuisine. Très vite, les chefs sont tentés par des créations hybrides, qui donnent naissance dans les années 1970 à la cuisine fusion.
Apparue dans les cuisines du Sino-Australien Cheong Liew et du Nippo-Péruvien Nobu Matsuhisa, cette grande mode culinaire s’imposera dans l’Hexagone une décennie plus tard lorsque, de retour de Chine, Alain Senderens et Michel Guérard ont l’idée de garnir les raviolis chinois de homard ou de foie gras.

Pâtisserie S de Satomi et Stanley Chan.
La diffusion d'une philisophie
Si les cuisines françaises et japonaises s’attirent autant, c’est qu’elles sont « presque opposées », analyse Ryōko Sekiguchi. « Alors que la gastronomie française est comparable à la peinture à l’huile — avec plusieurs couches qui créent l’épaisseur du goût —, le principal souci de la gastronomie japonaise est d’épurer le goût : elle ne mélange pas les couleurs à moins que cela ne soit nécessaire ». Une philosophie qui continue de marquer aujourd’hui certains chefs français, à l’instar d’Alain Ducasse et sa cuisine de la naturalité » affectionnant « des produits exceptionnels s’exprimant dans leur simplicité, une technique qui a l’élégance de s’effacer pour se mettre à leur service », comme il l’expose sur le site du Plaza Athénée. Le chef multi-étoilé avoue d’ailleurs son admiration pour la cuisine shojin (entièrement végétale et issue de la philosophie bouddhiste), qui lui a été révélée par le chef japonais Toshio Tanahashi. Au Toya (une étoile), Loïc Villemin revendique de même ses inspirations nippones : « Le Japon représente pour moi la précision, la qualité et l’extrême fraîcheur qui sont aussi des marqueurs de notre style, décrit-il sur le site du restaurant. J’aime apporter des notes japonisantes à mes créations pour rendre hommage à ce pays à l’exigence inspirante ».
De retour de Chine, Alain Senderens et Michel Guérard ont l’idée de garnir les raviolis chinois de homard ou de foie gras.
Le succès des chefs nippons installés dans l’Hexagone qui mitonnent de la cuisine française contribue également à diffuser cette approche subtile. Parmi eux, le brillant Kei Kobayashi, formé auprès d’Alain Ducasse et de Gilles Goujon, qui est devenu au début de l’année le premier chef japonais triplement étoilé en France. Au menu de son enseigne parisienne, Kei : caviar, Saint-Jacques, pomme verte et shiso rouge, ou encore langoustine à la crème de yuzu et condiments agrumes. « Virtuose des alliances de saveurs, toujours juste dans la conception de ses assiettes, il laisse l’influence nippone affleurer par petites touches délicates, et magnifie des produits de grande qualité », lit-on dans le Guide rouge, qui a distribué des étoiles à plus d’une vingtaine de chefs japonais en France.

Restaurant Kei de Kei Kobayashi, 3 étoiles.
Vers d'autres horizons
Aujourd’hui, l’influence nipponne en France est presque une évidence. « Je pense que les chefs qui n’ont nullement été influencés par la cuisine japonaise sont très rares, avance Ryōko Sekiguchi. L’usage des produits japonais dans la cuisine française devient plus sophistiqué et plus judicieux, mais aussi plus naturel. On n’utilise plus tellement les produits japonais juste pour dire qu’on sait les utiliser, mais parce qu’il y a une vraie raison d’être dans un plat. » Conséquence : les chefs français cherchent désormais à élargir leurs horizons. Les regards se tournent notamment vers la Corée.
« Le kimchi est devenu un ingrédient aussi convoité par les foodies que l’a été le dashi il y a quelques années », écrit ainsi Bénédict Beaugé. Au Solstice (une étoile), Éric Trochon manie avec finesse les ingrédients coréens. « Il utilise par exemple le kimchi blanc (pas piquant) dans un bouillon de petit pois, décrit Ryōko Sekiguchi. Si on ne vous le dit pas, c’est impossible de le reconnaître, on sent juste que c’est subtil. Je pense que ça sera de plus en plus comme ça : on ne verra même plus l’influence. C’est comme un chef qui parle deux langues : il va toujours parler la langue française mais en intégrant un lexique ou des tournures coréennes ou japonaises. »
« Je pense que les chefs français qui n’ont nullement été influencés par la cuisine japonaise sont très rares. » Ryōko Sekiguchi
Sur les cartes, les influences asiatiques sont désormais multiples, mais pas toujours aussi discrètes que le décrit l’autrice. Il n’y a qu’à voir les créations des participants de Top Chef, dont la finale a été remportée avant l’été par David Gallienne. Son entrée, baptisée « Voyage de l’Italie à l’Indonésie », était composée d’une raviole à l’encre de seiche avec une bisque de crustacés au combava, citronnelle et gingembre. Une « touche asiatique » comme on ne les compte plus dans cette prestigieuse émission culinaire : ici, un carpaccio « asiatisant » à base de bœuf et de mangue (Stéphanie Le Quellec) ou une sauce caramel déglacée au soja avec des graines de sésame torréfiées et une « épice thaïe » pour accompagner une viande (Mallory Gabsi) ; là, un jus de volaille aux crevettes grises et langoustines agrémentées d’un peu de citronnelle et de coriandre (Martin Feragus).
Même la cuisine fusion, après avoir connu un déclin au début des années 2010, reprend du poil de la bête dans les adresses gastronomiques. Carpaccio de boeuf yuzu ponzu avec de la truffe noire (restaurant Aux Prés de Cyril Lignac), chaource glacé au whisky japonais (L’Abysse de Yannick Alléno), wonton au boudin noir et chili (le Servan, des soeurs Lehva)...
Les expérimentations vont bon train. « La cuisine fusion est un terrain de jeu fou, appuie la cheffe franco-philippine Tatiana Lehva. Elle a beaucoup été boudée car elle est souvent superficielle et lourde, mais elle revient un peu à la mode. Il y a plusieurs manières de fusionner : au Servan, nous partons d’une base de cuisine française à laquelle on ajoute un twist asiatique, alors qu’au Double Dragon [son deuxième restaurant, NDLR], nous avons une base asiatique à laquelle nous incorporons des produits et des techniques françaises. » Pas de doute, le métissage des saveurs a encore de beaux jours devant lui.
Article publié dans le numéro 18 de Koï spécial influence.
