Le design japonais s’invite dans nos intérieurs depuis les années 1950. Derrière sa douceur, une stratégie d’influence culturelle se dévoile.
Tout commence en 1854, date à laquelle le Japon sort de deux siècles d’isolation. De ce pays lointain, les Occidentaux ne connaissent alors pas grand-chose. Ainsi, quand des livres, estampes, paravents, étoffes brodées et autres gravures importées font leur apparition, le Tout-Paris tombe en pâmoison.
C’est que le « Wa » enchante les foules. Ce terme, qui signifie harmonie ou paix, alimente toute la culture nippone et se déploie jusque dans l’art et l’artisanat. Il renvoie à l’idée de formes simples, de matériaux naturels, de savoir-faire artisanal qui contraste avec le mode de vie et la production industrielle occidentale de l’époque. On parle de « découverte d’un continent esthétique nouveau », qui donne naissance au japonisme, un concept employé pour parler de l’emballement sans précédent suscité par les arts du Japon, au-delà de ses frontières. Non contents d’en être collectionneurs, les artistes de l’époque s’en inspirent grandement. Monet, Van Gogh ou encore Gauguin puisent leur inspiration dans ces formes sinueuses, ces couleurs vives et cette représentation simplifiée de la nature, produisant pour certains leurs plus belles œuvres.

Depuis les années 1970, Habitat commercialise les abat-jours Akari conçus par Isamu Noguchi. Au total, près de 2,5 millions d'exemplaires ont été écoulés, rien que chez le fabricant britannique.
Une nation d'artisans
Face à cet enthousiasme inattendu, le gouvernement japonais prend la mesure de ce qu’il tient entre les mains : un savoir-faire et un sens esthétique uniques qu’il faut valoriser pour faire entrer des devises étrangères. L’archipel va donc mettre en place sa stratégie de soft power, une manière non-violente d’exercer du pouvoir sur d’autres pays, notamment à travers la culture.
Adapter l’artisanat local au design contemporain, tel est le véritable enjeu.
L’heure est aux Expositions universelles et démonstrations en tout genre pour promouvoir le Japon comme une « nation de l’artisanat », fière de son passé et pleine de ressources pour l’avenir. Pour pérenniser cet engouement, qui risque de s’essouffler face à l’apparition de « japonaiseries » — ces bibelots soi-disant vernaculaires de mauvaise qualité —, il faut faire évoluer la forme et la fonction des objets exportés. Pour ce faire, en 1928, le ministère du Commerce et de l’Industrie crée l’Institut de recherche sur les arts industriels (IARI).
Son but ? Guider la production artisanale japonaise vers plus de modernisation et de standardisation, aider les industries à fabriquer des objets pleinement adaptés aux Occidentaux. Des artisans sont envoyés à l’étranger pour se former et le gouvernement invite des experts qui auront la tâche d’orienter l’art industriel.

Cette chaise en bambou et en acier est issue d’une brève collaboration entre le
sculpteur Isamu Noguchi (1904-1988) et le designer Isamu Kenmochi (1912-1971)
en 1950. © The Noguchi Museum ARS - ADAGP, Kevin Noble
Innover sans copier
Parmi eux, l’architecte allemand Bruno Taut. Arrivé au Japon en 1933, il marquera durablement les esprits en exhortant les Japonais à trouver une identité propre plutôt que de copier aveuglément ce qui existe déjà. Adapter l’artisanat local au design contemporain, tel est le véritable enjeu selon lui. Un précepte qu’adoptera toute une génération de designers, à l’instar d’Isamu Kenmochi, qui créera en 1950 avec Isamu Noguchi la Bamboo Basket Chair. Cette chaise en acier et bambou tressé à la manière des paniers traditionnels marquera l’histoire du design grâce au mariage parfait des techniques artisanales japonaises aux besoins et formes occidentales. La preuve qu’en invitant Bruno Taut à prodiguer ses conseils, l’IARI avait vu juste.
« De tous les Occidentaux qui ont travaillé au Japon, c’est probablement [Charlotte Perriand] qui a eu la plus grande influence sur le monde du design japonais. » Sori Yanagi, designer
Une Française au Japon
Quelques années plus tard, c’est au tour de l’architecte et designer Charlotte Perriand d’installer ses pénates sur l’archipel. Nous sommes en 1940. Elle s’y trouve « comme un poisson dans l’eau », dit-elle en 1997 au micro de France Culture dans l’émission Mémoires du siècle, mais n’est pas là pour chômer. La Française multiplie les conférences, visites d’ateliers, groupes de travail... « Mon objectif était de redonner le sens de la création à ces artisans, cristallisés dans leurs traditions ou emmurés par la reproduction des objets inanimés copiés dans les revues », explique l’ex- collaboratrice de Le Corbusier.
Elle décide alors d’organiser une vaste exposition aux grands magasins Takashimaya à Tokyo et à Osaka, regroupant des objets Mingei (issus de l’art populaire), des produits créés à partir de ses conseils et du mobilier fabriqué avec des matériaux naturels. Son iconique Chaise Longue en acier est de la partie, cette fois entièrement revisitée avec du bois et du bambou, démontrant ainsi que les matières premières et les techniques artisanales nippones s’accommodent très bien d’un design à l’occidental.
Pour Sori Yanagi, son assistant de l’époque qui deviendra un célèbre designer : « De tous les Occidentaux qui ont travaillé au Japon, c’est probablement elle qui a eu la plus grande influence sur le monde du design japonais ».
Charlotte Perriand se rend compte durant les deux années que dure ce premier séjour au Japon qu’il y a dans la légèreté et la modularité de l’habitat nippon quelque chose de très avant-gardiste qui va irriguer son « art d’habiter ».
« J’ai découvert au Japon, 100 % traditionnel à l’époque, le vide, le pouvoir du vide, la religion du vide, au fond, qui n’est pas le néant. Pour eux, c’est la possibilité de se mouvoir. Le vide contient tout. » Très vite, la guerre éclate et Perriand rentre en France.

Boîte à mouchoir de Satoshi Umeno. ©Le design japonais depuis 1945, La Martinière
American way of life
Pour le Japon, la priorité n’est plus au design mais à l’effort de guerre. Lorsque la paix revient, le pays est dévasté. Tout est à refaire. Sous la houlette des Américains, la reconstruction commence. Le modèle à suivre est celui de l’occupant : les ustensiles et meubles s’occidentalisent inévitablement, les chaises et les tables surélevées sont légion, de même que les produits électriques — téléviseurs, réfrigérateurs — qui s’invitent désormais dans la sphère domestique.
Pourtant, bien que les Japonais aspirent à plus de modernité, ils ne sont pas pour autant prêts à délaisser leurs traditions. Et si la solution se trouvait dans les principes édictés par Bruno Taut et Charlotte Perriand lors de leurs voyages au Japon ? En mariant certains usages occidentaux à une esthétique et des matériaux typiquement japonais, les designers nippons font évoluer le mode de vie de leurs compatriotes vers cette modernité si prometteuse, tout en gardant une identité qui leur est propre. Puisque c’est ce mariage des genres qui plaît également en Occident, autant l’exporter !
Et la lumière fut
C’est avec cette idée en tête que le maire de Gifu demande conseil au sculpteur américano-japonais Isamu Noguchi en 1951. Pour moderniser les lampions traditionnels en papier washi de cette préfecture du centre du Japon, l’artiste propose de leur rajouter une ampoule : c’est ainsi que naissent les fameuses lampes Akari qui inondent de leur lumière tamisée un Occident friand de leur sobre raffinement.
Cependant, il en faut plus pour stimuler l’exportation et (re)faire du Japon une nation d’artisans à la main d’or. En 1957, le ministère du Commerce international et de
l’Industrie crée le Good Design Award qui célèbre la créativité d’une nouvelle garde de designers et récompense encore de nos jours les meilleures créations. La même année, la Butterfly Stool de Sori Yanagi, conçue avec l’ingénieur Saburo Inui, gagne une médaille d’or à la Triennale de Milan. Ses formes sinueuses et élégantes alliées à une technique de contreplaqué moulé — conçue par Charles et Ray Eames —, placent le Japon sur le devant de la scène et pas uniquement pour ses produits électroniques de qualité.
Les Jeux olympiques de Tokyo en 1964 et l’Exposition universelle d’Osaka en 1970 montrent une nation moderne et à la pointe de la technologie. À mesure que ses biens de consommation et sa culture s’exportent, le pays s’affranchit de son aura belligérante et impérialiste de l’après-guerre.
Viva la revolucion
Le début des années 1980 témoigne d’une double révolution : Sony sort son Walkman, un objet miniature et mobile qui connaît un succès immédiat et l’entreprise Mujirushi Ryohin (MUJI) est créée en réponse à l’émergence des marques de luxe tapageuses de l’époque.
Le premier véhicule une image avant-gardiste du pays du Soleil levant, capable de façonner notre style de vie et gage d’innovations technologiques. Le deuxième pérennise une esthétique sobre, épurée, anonyme et pourtant hautement reconnaissable du Japon. Car derrière les articles MUJI (que l’on peut traduire par « produits de qualité sans marque ») se cachent des designers de renom qui modèlent la vision que le monde a du design japonais. Naoto Fukasawa, Kenya Hara, Ikko Tanaka... Tous ont travaillé ou créé des objets pour la firme qui propose à ses clients des produits « comme des vaisseaux vides » qui mèneront à « une satisfaction rationnelle » plutôt que d’irréelles promesses de joie intense et de bonheur consumériste, forcément passager.

L’entreprise japonaise Muji a bâti son succès sur une esthétique sobre et atemporelle. ©MUJI
Ce même vide, qui fascinait Charlotte Perriand, permet dès lors à chacun d’y projeter ses aspirations, envies et besoins. Comme un idéal inclusif, jusqu’aux prix pratiqués qui restent abordables pour des objets de design.
Après une période d’essor économique, la bulle spéculative japonaise éclate et plonge le pays dans une longue stagnation, que l’on appellera « la décennie perdue ». Mais l’influence culturelle du Japon continue de croître dans le monde, contrairement à son économie. La musique, les mangas, les jeux vidéos, la mode, les films d’animation, la gastronomie ou encore le design sont plus présents que jamais dans le quotidien des Occidentaux. La fantaisie japonaise et le « Wa » qui séduisaient il y a un siècle déjà sont encore au goût du jour. Puisque l’archipel n’est plus « l’usine du monde », le gouvernement décide de miser sur la culture pour remettre le pays sous le feu des projecteurs.
L'expérience du Japon
D’abord à travers le programme « Cool Japan » qui cherche à exploiter et diffuser l’industrie culturelle de la région, puis avec les Japan Houses, créées en 2017 par le ministère des Affaires étrangères. Installées en plein coeur de Londres, Los Angeles et São Paulo, ces « Maisons du Japon » ont pour but de véhiculer l’image d’un pays attractif et haut de gamme, loin des clichés kawaii qui ont irrigué les années 2000. Elles sont composées d’un espace d’exposition, d’un café, d’un restaurant et d’une boutique, le tout soigneusement élaboré par la crème du design japonais, conférant une atmosphère unique aux lieux.
Car pour attirer (et séduire) les leaders d’opinion de demain, il faut proposer quelque chose de différent et surtout, de mémorable. Le soft power en matière de design en 2020 ne passe plus seulement par des objets tangibles à exporter mais bien par l’expérience d’un style de vie. La Japonaise Marie Kondo, « papesse du rangement », l’a bien compris. Ambassadrice par excellence du « Wa », elle ne propose rien à vendre si ce n’est une méthode (gratuite) pour expérimenter un mode de vie amélioré, à la japonaise. Et finalement, après tant d’années, ce qu’a peut-être réussi le mieux le Japon c’est cela : diffuser dans le monde l’idée qu’un mode de vie en harmonie avec son environnement était possible... Grâce au design notamment.
Article publié dans le numéro 19 de Koï spécial esthétique.
