De L’Empire des sens à Mademoiselle : l’érotisme asiatique à l’écran

Par Sophie Kloetzli
Photo de "Mademoiselle" - Park Chan-wook

Érotique, sensuel ou scandaleux, le cinéma asiatique défie les tabous et fascine, nourrissant un imaginaire où l’Occident s’égare.

Considéré comme l’un des premiers films pornographiques d’auteur de l’histoire du cinéma, L’Empire des sens de Nagisa Ōshima détient encore à ce jour le record du plus gros succès pour un film japonais en France, avec plus de 1,7 million d’entrées. Inspiré d’un fait divers célèbre, où une ancienne geisha devenue servante a étranglé son amant avant de l’émasculer, ce long-métrage présenté à Cannes en 1976 défia les règles de la censure au Japon et s’entoura très vite d’un parfum de scandale.

Depuis, plusieurs longs-métrages grand public à forte composante érotique ont cartonné dans l’Hexagone et contribué à diffuser cet imaginaire sous des formes très diverses. Parmi les plus iconiques, citons le film français L’Amant (1992) de Jean-Jacques Annaud (plus de trois millions d’entrées en France), In the Mood for Love (2000) de Wong Kar-wai (un million d’entrées) et plus récemment Mademoiselle (2016) de Park Chan-wook (300 000 entrées). La notoriété de ces films en dit long sur l’attrait exercé par une certaine conception de l’érotisme en Asie, que l’on « s’approprie en partie avec nos projections et codes culturels occidentaux », estime Bastian Meiresonne, directeur artistique du Festival international des cinémas d’Asie de Vesoul (FICA).

 

In the mood for love - Wong Kar-wai (crédit : The Jokers) 

 

« Il y a dans le cinéma asiatique une sensualité, un érotisme qui est un peu le contraire du modèle occidental, et qui nous attire, analyse-t-il. En Occident, le charnel prime ; tout concourt à la pénétration et à la jouissance de l’homme. En Asie au contraire, l’érotisme se caractérise moins par le physique et le charnel que par le sensuel et par l’expression des sentiments et de l’émotivité. L’acte sexuel reste un énorme tabou. Pour le contourner, les cinéastes ont fait en sorte que l’émotion soit extrêmement érotique. »

CHARMES ET PLAISIRS DE LA CHASTETÉ
Ces codes culturels ont donné des films très chastes, où la tension sexuelle prend le temps de monter sans nécessairement aboutir à l’acte. « Dans les films français et américains, on a tout de suite une scène de coucherie, ou alors ça va être le but ultime, comme dans American Pie, poursuit-il. Alors que dans les films romantiques asiatiques, le but est de séduire une fille, et à la fin, à la limite, de lui tenir la main ou de lui faire un bisou chaste, même pas sur la bouche. C’est ce jeu de séduction qui fascine. » Ainsi, dans L’Amant — qui ne s’inscrit pas dans la liste des films asiatiques mais en reprend les codes —, l’une des scènes les plus érotiques survient dans une voiture lorsque le héros masculin, un élégant Chinois, approche très lentement sa main de celle de la jeune femme pour l’effleurer, gros plans et gorges serrées à l’appui.

 De la même façon, « In the Mood for Love a séduit le monde entier dans le non-érotisme, affirme Bastian Meiresonne. L’absence d’acte sexuel a garanti le succès du film ». Dans cette relation platonique, la tension naît d’une sensualité raffinée et à fleur de peau, faite de subtils jeux de regards, d’une démarche lascive, d’une bande-son enivrante…

Plusieurs longs-métrages grand public à forte composante érotique ont cartonné dans l’Hexagone et contribué à diffuser un imaginaire sous des formes très diverses.


La pudeur est parfois aussi un moyen pour les cinéastes de véhiculer une image raffinée de la sexualité. Dans Mademoiselle, la riche héritière japonaise est d’abord présentée comme une femme prude, que la jeune servante coréenne va peu à peu éveiller aux plaisirs de la chair. La première scène d’amour entre les deux femmes survient alors que cette dernière propose à sa maîtresse de lui apprendre l’art du baiser. « Elles prétendent que c’est un jeu et échangent des dialogues plein d’humour, décrit le réalisateur dans une interview publiée dans Trois Couleurs. Le climax est atteint quand elles se prennent la main. Je me suis dit avant le tournage : Je vais réaliser les scènes de sexe comportant le plus de dialogues de toute l’histoire du cinéma. J’en avais marre de voir toujours des scènes focalisées sur les mouvements des corps et l’homme qui veut atteindre l’orgasme le plus vite possible. J’ai essayé de retranscrire l’intimité à travers les dialogues, la connexion émotionnelle, qu’on sente les coeurs des héroïnes qui explosent dans chaque plan. » Particulièrement torrides, ces séquences entre les deux femmes, qui s’étendent sur plusieurs minutes, comportent un cunnilingus filmé du point de vue du vagin et un 69.

« Les cinéastes ont fait en sorte que l’émotion soit extrêmement érotique »


LES TABOUS LES PLUS CRUS

Les représentations de la sexualité vont toutefois beaucoup plus loin dans certains films, ce qui a contribué à forger une conception de l’érotisme asiatique comme un extrême. « Il y a des choses dans les cinémas japonais, hongkongais et coréen qui vont bien au-delà de nos propres tabous », souligne Bastian Meiresonne. Il évoque alors le sous-genre de films de viol au Japon pendant l’âge d’or du cinéma érotique (1960-1970), qui comprend parfois « des illustrations assez barbares ». « Il s’agit d’un fantasme de domination masculine purement fictif, mais lourdement condamné dans la réalité. C’est typiquement le genre de produits pensés pour le marché local qu’on n’aurait pas pensé à exporter. »

 

La saveur de la pastèque - Tsai Ming-liang

 

Un imaginaire qui a imprégné d’autres films japonais plus grand public par la suite, comme Visitor Q de Takashi Miike (2002) qui inclut des scènes de viol, de nécrophilie, d'inceste et de scatophilie. Certains longs-métrages diffusés en France dépeignent également une sexualité crue, violente, voire malsaine, qui fascine et dérange tout à la fois. En 1999, Fantasmes de Jang Sun-woo suscite ainsi la controverse en mettant en scène la relation sexuelle sadomasochiste entre un sculpteur de trente-huit ans et une lycéenne. Un an plus tard, dans L’Île (film multi-récompensé dans les festivals internationaux), Kim Ki-duk imagine une relation charnelle empreinte de violence et de masochisme, où les amants se mutilent avec des hameçons et s’adonnent à une sexualité bestiale.

Certains longs-métrages asiatiques grand public diffusés en France dépeignent une sexualité crue, violente, voire malsaine, qui fascine et dérange à la fois.


Cet extrême peut aussi être simplement étrange ou étonnant, à l’image de La Saveur de la pastèque (2005) du Taïwanais Tsai Ming-liang, sorte de comédie musicale grotesque entrecoupée de scènes érotiques, où le fruit à la chair rouge figure le sexe féminin. Pour Matthieu Kolatte, auteur du Cinéma taïwanais (2019), l’originalité de ce film provient de la « séparation de l’érotisme avec la sexualité. L’érotisme se déplace alors sur d’autres objets parfois inattendus, comme une statue du dictateur Tchang Kaï-chek, qui apparaît comme une sorte de sex-symbol détourné ».

Dans un tout autre registre, le mystique et envoûtant Oncle Boonmee du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul (Palme d’Or en 2010) inclut une stupéfiante scène de poésie érotique où une princesse se fait féconder par un poisson-chat au milieu des chutes d’une rivière. L’Empire des sens comprend lui aussi son lot de séquences insolites, comme celle où le héros introduit un œuf dans le sexe de sa partenaire.

 

Hotel Singapour - Eric Khoo

 

COLLER À UNE CERTAINE IDÉE DE L’ÉROTISME
Pour comprendre le succès de ces films en France, il faut remonter un peu dans l’Histoire. « La représentation de l’érotisme asiatique en général provient surtout du Japon, avec lequel la France a des siècles de relations, rappelle Bastian Meiresonne. Dès le XVIIe siècle, les Français qui s’y rendaient étaient étonnés et fascinés par les geishas et les estampes érotiques. Ils n’en comprenaient pas bien les codes, ce qui a contribué au fantasme. Ensuite, il y a eu tous les mouvements colonialistes qui ont forgé ce rapport de domination, notamment sur les femmes. » Un imaginaire que l’on retrouve dans Mademoiselle, entre boules de geisha et textes érotiques que la riche et (faussement) prude héritière lit à voix haute devant une assemblée masculine.

 

« Les films asiatiques que nous voyons en France sont finalement très peu asiatiques parce que la plupart du temps il y a de l’argent français derrière »

 

« Le film est adapté d’un livre écrit par une autrice britannique [Du bout des doigts de Sarah Waters] et emprunte aux codes de la sexualité japonaise : il est finalement très peu coréen », note Bastian Meiresonne. Par ailleurs, s’il est « cité en France comme l’un des fleurons du cinéma coréen, il a été jugé trop transgressif en Corée ». Ce cas de figure est loin d’être isolé, et doit beaucoup aux conditions de production. « Les films asiatiques que nous voyons en France sont finalement très peu asiatiques parce que la plupart du temps il y a de l’argent français derrière », explique le directeur artistique du FICA. Il cite alors les cinéastes (notamment coréens et japonais), comme Lee Chang-dong et Naomi Kawase, qui défilent régulièrement à Cannes, dont certains « ne sont pas du tout connus en Asie ».

Produit par un Français (Anatole Dauman) qui a « demandé à un réalisateur assez connu à l’époque de faire le film ultime de sexe qui briserait les tabous japonais », L’Empire des sens n'est pas vraiment « asiatique » non plus. Finalement, les films les plus adulés en France sont ceux qui véhiculent une vision de l’érotisme asiatique fantasmée. Les autres, en particulier s’ils ne relèvent pas du cinéma d’auteur, trouvent plus difficilement un distributeur en Occident. C’est le cas par exemple des sex comedies coréennes, dont la vague a été entraînée par le succès de Sex is zero en 2002 (quatre millions d’entrées en Corée du Sud), teen movie calqué sur le modèle d’American Pie.

SEXE ET POLITIQUE
Exporter les films à l’étranger est aussi un moyen de contourner la censure qui sévit à travers le continent. À Singapour, où les règles sont particulièrement strictes, l’hypersensuel Hotel Singapura (2016) a même été interdit aux moins de vingt-et-un ans, et son réalisateur, Eric Khoo, n’a pas eu le droit de communiquer sur le film. La critique française a pour sa part bien accueilli cette série de scénettes défilant dans une même chambre d’hôtel au fil des décennies : une monitrice prodiguant ses conseils à une équipe de prostituées, une femme transgenre faisant l’amour à son amant à la veille de son opération… 

 

« L’érotisme est l’expression la plus exacerbée de l’individualité. C’est aussi une pulsion irrationnelle, qui n’est pas maîtrisable. Ce sont des choses qui dérangent dans un régime autoritaire comme la Chine. »

 

La sévérité des règles de censure touchant aux scènes de sexe et à la nudité dépend beaucoup du contexte politique. « L’érotisme est l’expression la plus exacerbée de l’individualité. C’est aussi une pulsion irrationnelle, qui n’est pas maîtrisable. Ce sont des choses qui dérangent dans un régime autoritaire comme la Chine, analyse Matthieu Kolatte.

À Taïwan, la représentation du désir érotique coïncide avec la démocratisation et la libéralisation du pays », dès les années 1970. Seul État asiatique où le mariage pour tous est autorisé, Taïwan a également vu fleurir de nombreuses figures d’homosexuels au cinéma, à l’instar du couple gay de Garçon d’honneur (1993) d’Ang Lee (dépourvu de scènes de sexe). « Ce film a créé toute une vague de films érotiques en Asie autour de couples homosexuels », indique Bastian Meiresonne en mentionnant le plus explicite mais non moins sentimental Happy Together (1997) de Wong Karwai. Preuve que la représentation de la sexualité évolue avec son temps en Asie aussi.


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