Dans les pas des « marcheuses » chinoises de Paris : témoignages d’un quotidien précaire

Par Sophie Kloetzli avec Weilian Zhu
Photo de Muriel Douru, Putain de vies !, la Boîte à bulles

Arrivées à Paris dans les années 1990, ces femmes chinoises racontent leur vie de travailleuses du sexe, loin des clichés.

Arrivées dans la Ville Lumière dès la fin des années 1990, elles sont plusieurs centaines à arpenter les trottoirs de Belleville, Strasbourg-Saint-Denis, Porte de Choisy… Loin de la stigmatisation et des préjugés dont elles font souvent l’objet, nous nous sommes intéressés à leur parcours, leurs rêves et leurs déboires. Elles témoignent anonymement et nous partagent leur quotidien.

Au moment de mettre le pied en France, Lina était bien loin de se douter qu’elle se prostituerait. L’idée était simplement de gagner un peu d’argent pendant quelques années avant de retrouver son mari et son fils restés en Chine, et de leur offrir une vie meilleure. Elle avait entendu que les nounous du Dongbei, région industrielle du nord de la Chine, étaient payées à prix d’or par les familles wenzhoues installées dans la capitale.

 

 

Une fois sur place, cette mère de famille déchante rapidement. Son travail ne rapporte presque rien et frise l’exploitation. Elle ne parle pas la langue et ne trouve pas d’autre emploi. Comme les autres femmes chinoises avec lesquelles elle partage un dortoir, elle finit par se résigner. Il faut gagner de l’argent à tout prix.

DE PASSAGE DANS LA CAPITALE
S’il est fictif, le destin de Lina, l’héroïne des Fleurs amères (2019) d’Olivier Meys, ressemble bien à la trajectoire type de migrantes, principalement originaires du Dongbei elles aussi, qui débarquent à Paris depuis une vingtaine d’années et finissent par se prostituer. L’objectif : échapper à la précarité, financer les études supérieures ou le mariage des enfants ou tout simplement progresser dans l’échelle sociale avant de rentrer. « Ce profil-là existe encore mais il est moins la norme qu’avant », précise néanmoins Hélène Le Bail. Bénévole au Lotus Bus, un programme de Médecins du Monde de promotion de la santé et des droits des travailleuses du sexe chinoises à Paris, cette chercheuse au CNRS s’intéresse depuis plusieurs années à leur situation.

Contrairement à d’autres prostituées migrantes, les travailleuses chinoises exercent leur activité en indépendantes et ne dépendent d’aucun réseau de proxénétisme.

« Aujourd’hui, de nombreuses femmes viennent par connaissance familiale ou plus éloignée en sachant plus ou moins ce que font leurs connaissances en France et se disent qu’elles peuvent éventuellement travailler comme elles, poursuit-elle.

D’autres viennent le temps de leur visa de tourisme ou de business et ne restent pas. Parfois, elles sont déjà travailleuses du sexe en Asie (au Japon, en Corée du Sud, à Singapour…) Ce sont souvent des femmes plus jeunes que celles qu’on voit à Médecins du Monde [dont la moyenne d’âge est de 48 ans, NDLR]. Le départ est complètement choisi : très souvent, les candidates à la migration font la démarche elles-mêmes, via des passeurs plus ou moins légaux qui diffusent par ailleurs des informations peu claires, voire mensongères. »

S’il est difficile d’estimer combien elles sont, l’équipe du Lotus Bus a suivi environ 900 travailleuses en 2019 à Paris et en Île-de-France, dans ses locaux, au cours de maraudes et via les réseaux sociaux. « Leur nombre est stable mais a tendance à diminuer », indique  Hélène Le Bail.

 

 

UNE INTÉGRATION DIFFICILE
Lorsqu’elles arrivent en France, elles sont souvent endettées. Selon les chiffres du Lotus Bus, le voyage, organisé par des agences ou des passeurs, coûte entre 5 000 et 6 000 euros. Une somme qui inclut le prix du passeport, des billets d’avion et du visa (or, pour obtenir celui-ci, il faut prouver que l’on a suffisamment d’argent sur son compte en banque pour subvenir à ses besoins pendant le séjour).

« Ces passeurs n’ont aucun lien avec leur activité », affirme Nora Martin-Janko, la coordinatrice du Lotus Bus. Contrairement à d’autres prostituées migrantes, les travailleuses chinoises exercent leur activité en indépendantes et ne dépendent d’aucun réseau de proxénétisme. « Il n’y a pas de réseau qui ferait venir des femmes de Chine avec des dettes en organisant ensuite leur activité sur le territoire, reprend-elle. Cependant, en France, le proxénétisme est défini de manière très large dans la loi : cela inclut les personnes qui mettent à disposition des appartements pour travailler et les intermédiaires auxquels certaines travailleuses font appel pour les aider à exercer sur Internet. »

Cela peut leur poser des problèmes, en particulier pour trouver un logement : « Certains bailleurs n’hésitent pas à demander un loyer trop important car ils prennent un risque juridique ». Ce à quoi s’ajoutent divers autres obstacles liés à leur situation : barrière de la langue, isolement, situation administrative précaire (seules 10 % d’entre elles sont en situation régulière selon le Lotus Bus).

Désireuses de renforcer la solidarité et de favoriser leur intégration, une poignée de travailleuses du sexe de Belleville décide de créer une association en 2014, baptisée Roses d’acier en référence à une chanson féministe populaire en Chine. À l’époque, la prostitution et le racolage sont encore pénalisés et les opérations de répression se renforcent sous l’effet de plaintes déposées par les riverains dans un quartier en pleine gentrification. « C’est parti d’un sentiment d’injustice, de l’impression qu’elles étaient les plus visées par ces contrôles que les autres groupes de travailleuses du sexe à Paris », explique Hélène Le Bail.

 

« Les travailleuses du sexe chinoises sont doublement stigmatisées : par le racisme qui vise l’ensemble de la communauté chinoise, mais aussi par l’idée que les travailleuses du sexe sont des vecteurs de contagion de la maladie. » Nora Martin-Janko, coordinatrice du Lotus Bus

 

PRÉCARITÉ ET INCERTITUDES
Depuis la loi de 2016, qualifiée de néo-abolitionniste, l’exercice de la prostitution et le racolage sont permis mais l’achat de services sexuels est illégal et réprimé. Un changement majeur qui n’a toutefois pas arrangé la situation des travailleuses, bien au contraire : « On observe une augmentation des violences depuis cette loi, notamment des braquages d’appartements et des vols. À mon sens, les agresseurs estiment qu’ils ne seront pas poursuivis car les travailleuses du sexe ne porteront pas plainte, de crainte que leur bailleur ait des problèmes et soit accusé de proxénétisme ». Surtout, la raréfaction des clients tend à leur faire prendre davantage de risques…

En 2018, 42 % des travailleuses du sexe chinoises qui ont bénéficié du programme de Médecins du Monde déclaraient être plus exposées aux violences depuis la promulgation de la loi (38 % ont été victimes de viols et 55 % d’agressions physiques dans le cadre de leur travail). Résultat : elles sont aussi de plus en plus nombreuses à délaisser la rue au profit du travail sur Internet via des petites annonces ou à travailler en province. 

« Les travailleuses du sexe chinoises sont doublement stigmatisées, ajoute Nora Martin-Janko : par le racisme qui vise l’ensemble de la communauté chinoise, mais aussi par l’idée que les travailleuses du sexe sont des vecteurs de contagion et qu’elles contribuent à propager la maladie. 


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