« As-tu dit à tes parents que je suis asiatique ? » Enquête sur les couples mixtes

Par Sophie Kloetzli
Photo de Mathieu Aghababian

Mélange de deux cultures, les couples franco-asiatiques font état d’une foule de décalages, mais aussi de découvertes et d’enrichissement.

« Ça a été un double coup de cœur, pour elle et pour sa culture. » Mathieu est en couple depuis dix ans avec Mai, d’origine vietnamienne et cambodgienne. Lui qui, de son propre aveu, n’y connaissait rien aux cultures asiatiques avant de la rencontrer, a connu un véritable choc culturel lorsqu’il est tombé amoureux.

En septembre 2017, le couple tout juste trentenaire a même célébré son union selon la tradition vietnamienne, en suivant le rituel de la cérémonie du thé chez la famille de la jeune mariée. « Les différences culturelles nous ont pas mal rassemblés », affirme celle-ci.

 

Mai et Mathieu, couple mixte marié depuis 2017. 

 

Même enthousiasme pour Adèle, quarante-et-un ans, qui confie qu’avant de tomber sous le charme de son conjoint franco-sino-cambodgien, Guillaume, elle n’avait « jamais envisagé un Asiatique en tant que tel. » « Au lycée, on ricanait avec mes copines en disant : t’imagines, sortir avec un Asiatique ? », poursuit-elle. Depuis, l’amour a fait son chemin : « Je me sens tellement asiatique maintenant ! C’est comme si je faisais partie de la communauté ».

Aimer l’autre, ce serait donc aussi aimer sa culture. D’origine sino-vietnamienne, Pierre, cinquante-quatre ans, confirme : « Valérie [quarante-sept ans] aime beaucoup la culture asiatique. Elle a vécu en Chine pour faire ses études, adore la culture chinoise et parle un peu le mandarin. Quand on s’est mis ensemble, je lui ai un peu mélangé les pinceaux en lui apprenant le cantonais ! » Une connaissance préalable qui a, selon son épouse, sans doute atténué le « choc culturel » au sein de leur couple.

 

« Le coup de l’homme blanc avec la femme asiatique, on le retrouve dans 75% des cas »

 

Amour, exotisation et préjugés
Étudiant à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (Inalco), Bryan, vingt-six ans, partage cette fascination pour l’Asie, mais s’agace de la tendance à l’exotisation dans certains couples mixtes et en particulier des femmes : « Le coup de l’homme blanc avec la femme asiatique, on le retrouve dans 75% des cas », souligne-t-il.

Une configuration qu’illustrent d’ailleurs de célèbres couples mixtes, comme celui du patron de Facebook Mark Zuckerberg marié à Priscilla Chan, ou encore celui de l’actrice malaisienne Michelle Yeoh et son mari français Jean Todt. Par ailleurs, le milieu LGBT serait tout aussi « bourré de préjugés envers les Asiatiques », notamment en matière de sexualité, déplore le jeune homme.

 

Bryan et Sang, Vietnamien venu en France pour ses études. 

 

En couple depuis huit ans avec Sang, un Vietnamien de trente-cinq ans venu s’installer en France pour ses études, il se débrouille en vietnamien et en japonais, et parle couramment le coréen. Il s’étonne donc de voir qu’en France, « la plupart des couples mixtes parlent uniquement dans la langue du blanc » — qui est ici aussi celle du pays de résidence, signe pour lui que « la colonisation va jusque dans le couple ». « Tu ne sors pas avec un Coréen pour manger steak-frites ! », plaisante-t-il.

« Quand j’allais dormir dans sa chambre d’étudiant de 8 m2, il me faisait à manger vietnamien et on regardait ensemble la télé en coréen, en vietnamien... », raconte encore cet étudiant qui concède n’être « guère représentatif du Français moyen en couple avec un Asiatique ».

 

« Dans sa famille, ils ne se disent jamais de mots doux entre eux et ne se font pas trop des câlins. Ça les a un peu surpris que je leur fasse la bise en arrivant.  »

 

Au-delà de la langue et des préjugés, les différences culturelles se manifestent parfois jusque dans l’expression de l’amour. « Très souvent, elle ne manifeste pas beaucoup ses émotions. Plus ils aiment et moins ils expriment cet amour, c’est assez perturbant », révèle Mathieu.

« Dans sa famille, ils ne se disent jamais de mots doux entre eux et ne se font pas trop des câlins. Ça les a un peu surpris que je leur fasse la bise en arrivant. Mais maintenant, ils se la font parfois même entre eux ! »

Un décalage dont témoigne aussi Bryan, qui s’irrite régulièrement du calme de son copain pendant leurs disputes : « Moi, j’ai le sang chaud et lui, c’est l’eau qui dort ». « En Asie de manière générale, quand il y a un conflit dans le couple, on essaie de ne pas trop en parler », justifie Sang, qui précise s’être ouvert au dialogue depuis et qui trouve toujours que son conjoint, de l’aveu de ce dernier, « râle trop » et « s’emporte quand il parle politique. »

 

Pierre, d'origine sino-vietnamienne,
et Valérie, qui a vécu en Chine pour ses études. 

 

Un décalage qui se ferait surtout ressentir au début d’une relation ? C’est ce que suggère Valérie : « Quand on est ensemble depuis longtemps, on finit par ne même plus s’apercevoir de ces différences... »

La belle-famille, ou la révélation d’un décalage
« Est-ce que tu as dit à tes parents que je suis asiatique ? » Cette question, Pierre l’a posée plus d’une fois à ses copines au moment de rencontrer leurs parents. Celle qui est désormais son épouse s’en était d’ailleurs étonnée, se souvient-il en riant, d’autant que le premier contact avec la belle-famille s’était déroulé sans encombre.

 

La famille agit souvent comme un révélateur des différences culturelles au sein du couple.

 

Une autre interrogation a traversé la tête de la mère d’Adèle lorsqu’elle a vu le copain de celle-ci pour la première fois : « Mais on peut lui parler de ses origines asiatiques ? » Le principal concerné s’amuse : « C’est un peu caricatural, mais il y a le cliché de l’Asiatique sérieux, donc on est généralement bien accepté par la belle-famille », observe-t-il, lui qui confie être sorti en majorité avec des Européennes.

De manière générale, la famille agit souvent comme un révélateur des différences culturelles au sein du couple : « Quand j’ai rencontré Guillaume, le fait qu’il soit asiat’ n’était pas un sujet, je n’y pensais pas vraiment... jusqu’à ce que je fasse connaissance avec son père et son frère, et qu’on ait des enfants », rapporte Adèle.

 

Adèle, Guillaume, et leurs deux enfants métisses. 

 

Et encore davantage lorsque les deux familles se sont retrouvées pour la première fois : « Ma mère a vu toute sa famille aux funérailles de mon beau-père et le choc des cultures était assez impressionnant. Nous sommes allés dans un resto du 13e, ils ne parlaient pas la même langue. Elle était assez effarée, d’autant qu’ils ont fait la totale, en prenant des œufs de cent ans etc ».

Pour Mathieu, en revanche, le contact avec la belle-famille n’a pas été un long fleuve tranquille. « Au tout début, quand ses parents ne savaient pas encore que c’était sérieux entre nous et que nous étions plus que des amis, ils étaient très gentils et accueillants. Quand ils ont compris, l’accueil est devenu un peu plus froid », révèle-t-il. « Très souvent, à table, ils ne parlaient que vietnamien alors qu’ils faisaient l’effort de parler français au début. Je me sentais mis à l’écart. Mais c’était peut-être un test, pour voir si j’allais rester... » « Ce n’était pas par méchanceté, plutôt par flemme », tempère sa femme, qui lui traduisait tout.

 

Incarnation du métissage, les enfants reflètent souvent la volonté des parents de transmettre un héritage

 

« À l’origine, je pensais qu’ils voulaient qu’elle sorte avec un Asiatique, avec quelqu’un qui a une situation », avoue-t-il. « En réalité, la réticence de mon beau-père venait plus de la peur que je lui ‘vole’ sa fille, que le fait que je ne sois pas vietnamien. » Sa belle-famille, il l’a côtoyée de très près : lorsqu’il déménage à Paris pour rejoindre sa future épouse, il s’installe chez la grand-mère de celle-ci, pour des raisons avant tout économiques. Avec l’oncle de Mai, également hébergé par la grand-mère, il y passe presque deux ans, une « belle expérience » qui lui permet au passage d’apprendre quelques mots de vietnamien.

« C’était inconcevable que je dorme dans la maison de Mai et ses parents : il n’y a pas assez de place, et partager le lit de quelqu’un comme ça, ce n’est pas du tout dans leur culture. »

Phở à Noël
Moment familial par excellence, les fêtes de fin d’année cristallisent toutes les différences culturelles... en particulier culinaires.

« Ils font la même chose que nous à Noël, avec le sapin et les cadeaux, mais au lieu de manger de la raclette, c’est plutôt le phở, la soupe traditionnelle vietnamienne ! », s’amuse Mathieu.

 

Bryan et Sang, dans leur appartement à Paris. 

 

Du point de vue asiatique, les traditions françaises ont aussi de quoi étonner. Bryan évoque ainsi les réactions de Sang chez sa belle-famille : « Mes parents sont très gaulois, très traditionnels : mon père ne comprend pas que l’on mange de la viande bien cuite. Alors qu’au Vietnam, on mange tout bien cuit, jamais cru. Autant dire que le steak tartare, le plat familial, pour Sang, ce n’était pas possible. Et puis à table, ça parle fort, ça parle politique. La semaine de Noël, pour Sang, c’est dur... »

« J’adore Noël et le Nouvel An en France », se défend pourtant Sang : « J’aime les moments familiaux. Au Vietnam, on fête surtout le Nouvel An lunaire ». Bryan, lui, a vécu ce décalage de plein fouet lorsqu’il s’est rendu chez sa belle-famille vietnamienne pendant les vacances de Noël, quelques mois après leur rencontre. « Ils habitent dans le district 4 de Saigon, l’un des quartiers les plus touchés par la pauvreté : la ville s’enfonce et l’eau monte », décrit-il.

« Il y a des choses qui ont choqué Bryan », se souvient Sang avec un sourire. « Le premier matin, mon père l’a réveillé vers 7 ou 8h du matin en le touchant avec le pied ! » Peu douillet et surtout très curieux, il s’est toutefois bien adapté : hormis la sauce aux crevettes (mam tôm), il a pu manger de tout, y compris le petit déjeuner dans la rue, « de la viande sur des feux de bois à même le sol ».

 

« Pour la naissance de Tao, son grand-père Hai lui avait offert un buffle. »

 

Transmettre la mixité
Incarnations du métissage du couple, les enfants reflètent souvent la volonté des parents de transmettre un héritage. Parfois même, la descendance ravive les appartenances : « Quand j’ai eu mon premier fils [aujourd’hui âgé de neuf ans], ça a fait surgir une origine qui a pris de l’importance », raconte
Adèle.

« Pendant ma grossesse, je me posais des questions sur l’apparence qu’il aurait car moi je suis blonde. On s’était dit qu’on allait l’appeler soit Tao, soit Paul, selon la tête qu’il aurait. Quand il est né, ça a tout de suite été Tao : il a même l’air plus asiatique que mon conjoint ! Ce prénom a installé chez nous une culture asiatique qu’il n’y avait pas avant. »

Même histoire pour leur deuxième fils, dénommé Kim, cinq ans, qui aurait bien pu s’appeler Joachim s’il n’avait pas autant hérité des traits de son père.

 

Mathieu et Mai, enceinte de leur fille. 

 

De son côté, enceinte d’une petite fille, Mai livre un témoignage similaire : « On se pose la question de savoir si elle sera très métissée. Son prénom d’usage sera français, mais son deuxième prénom sera vietnamien. J’aimerais qu’elle porte cet héritage asiatique dans son nom ».

Même schéma pour Valérie et Pierre, dont le petit garçon de deux ans qu’ils ont récemment adopté en Chine, Gabriel, garde son prénom d’origine, Ming Qi, en deuxième prénom. « J’ai une double culture et j’aimerais lui transmettre ça », déclare son père.

 

« Mon père nous emmenait tous les dimanches dans le 13e pour manger asiatique. Avec les enfants, on y va souvent, exactement dans le même restaurant où on allait quand j’étais petit. » 

 

Plus qu’un prénom, c’est donc une langue, une culture et parfois même une religion qui se perpétuent à travers les enfants. Mai, qui souhaite également apprendre le vietnamien à sa fille, se réjouit qu’elle naisse sous le signe du cochon, au début de l’année 2019. « Ce signe regroupe des personnes généreuses, qui ont le cœur sur la main. Ma grand-mère est de ce signe aussi », justifie-t-elle.

L’importance accordée à l’astrologie est parfois source d’étonnement : « Pour la naissance de Tao, son grand-père Hai lui avait offert un buffle », se souvient Adèle. « Je n’avais pas compris tout de suite pourquoi il offrait une vache à un bébé, j’ai trouvé ça bizarre avant qu’on m’explique ! »

Guillaume, pour sa part, confie marcher dans les pas de son père : « Il nous emmenait tous les dimanches dans le 13e pour manger asiatique. Avec les enfants, on y va souvent, exactement dans le même restaurant où on allait quand j’étais petit. » Le couple a aussi inscrit pendant un temps l’aîné, Tao, au cours de chinois (bien que son père ne le parle pas). « Nos enfants sont très curieux, ils disent qu’ils ont envie d’aller en Chine », indique-t-il. Pas de doute, le bonheur du métissage se transmet aussi par la descendance. 

Article initialement publié dans le magazine Koï, numéro 9, janvier/février 2019.


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