Au cœur du dragon-boat festival à Hong Kong

Par Sophie Kloetzli
Photo de Sophie Kloetzli et THEODORE KAYE / 2018 GETTY IMAGES

À l’écart des gratte-ciel, nous avons assisté aux courses de bateaux-dragons qui font vibrer la péninsule de Hong-Kong chaque été.

De passage à Hong Kong au mois de juin, impossible de manquer le festival des bateaux-dragons. Cet événement à la fois cosmopolite et traditionnel colore chaque année la vie culturelle hongkongaise pendant plusieurs jours, emplissant la ville d’un air de fête. Au moment des courses, les pagayeurs s’élancent sur de longues pirogues ornées d’une tête de dragon sculptée et d’écailles de peinture, entraînés par le roulement des tambours et les acclamations de la foule.

Ces compétitions internationales coïncident avec une coutume ancestrale tout aussi spectaculaire : la parade des bateaux-dragons à Tai O, en périphérie de Hong Kong.

 

À Tai O,  M. Ng (à droite) et ses amis pêcheurs.


Un rituel centenaire
Situé à l’extrémité de l’île hongkongaise de Lantau, le petit village de pêcheurs de Tai O a tout d’un havre de paix. Ses pilotis, ses pontons et ses habitations en bois entourés de montagnes contrastent avec l’incessant tumulte et les vertigineux gratte-ciel de la mégapole. Dans la moiteur tropicale de ce mois de juin, une odeur tenace de fruits de mer et de poissons séchés – la spécialité du coin – embaume ses ruelles truffées d’échoppes. Ici, pas l’ombre d’un touriste étranger ; même les Hongkongais sont peu nombreux à effectuer le trajet jusqu’au village (à une bonne heure du centre-ville).

Chaque année, au cinquième jour du cinquième mois lunaire marquant le début de la saison chaude, Tai O s’anime le temps d’un rituel unique en Asie : la parade des bateaux-dragons, ou Fête des Double Cinq (Tuen Ng en cantonais). Les idoles sont alors sorties des quatre temples du village pour faire l’objet de prières dans les locaux des associations de pêcheurs de Tai O. Ainsi, Yeung Hau (dédié à Hau Wong, le « marquis sacré »), San Tsuen Tin Hau (la déesse du ciel), Kwan Tai (le dieu de la guerre) et Hung Shing (le dieu de la mer) sont extraits la veille de la cérémonie de leurs résidences permanentes. Le jour de la parade, elles sont placées sur des sampans sacrés traînés par les bateaux-dragons avant d’être restituées à leurs temples respectifs, formant un spectaculaire cortège de couleurs vives.

 

À Tai O, les pilotis, les pontons et les habitations en bois entourés de montagnes contrastent avec l’incessant tumulte et les vertigineux gratte-ciel de la mégapole.

 

Cette tradition taoïste centenaire destinée à apaiser les esprits des eaux date du XIXe siècle lors d'une épidémie de peste. Les pêcheurs locaux auraient remonté les canaux à bord de bateaux-dragons pour aller chercher des statues de divinités situées dans des temples dans les environs du village et vaincre la maladie.

 

Parade des bateaux-dragons à Tai O.

 

À bord de leur bateau – rouge, blanc ou jaune –, une trentaine d’hommes rame ainsi le long des canaux bordés par les habitations sur pilotis, tandis que la tête du dragon fend l’eau paisible, la bouche remplie d’herbe fraîchement coupée. Leur arrivée est annoncée à chaque fois par le grondement des tambours, placés au centre des bateaux. Fidèles à leurs postes, les villageois profitent de cette journée de congé pour contempler la parade. Ils poussent des cris enthousiastes à chacun de leur passage, et jettent de petits bouts de papier brûlés dans l’eau. Ceux-ci, en forme de billets de banque, de nourriture, d’objets divers et même d’iPhones, doivent assurer une vie prospère aux défunts dans l’au-delà.

 

Fidèles à leurs postes, les villageois profitent de cette journée de congé pour contempler la parade des bateaux-dragons. Ils poussent des cris enthousiastes à chacun de leur passage, et jettent de petits bouts de papier brûlés dans l’eau.

 

M. Ng, l’un des pêcheurs de la parade, raconte que la tradition est ancrée dans sa famille depuis son arrière grand- père. « Je suis très fier de cette transmission de génération en génération », confie-t-il avant d’évoquer son amitié de plus de cinquante ans avec certains participants du rituel. Un regret nuance toutefois l’enthousiasme du vieil homme : parmi les pêcheurs, ils sont nombreux à avoir vu leurs fils s’installer dans la ville de Hong Kong, attirés par son dynamisme et sa modernité, et rompre ainsi avec le savoir-faire paternel. « La jeune génération préfère participer aux courses de bateaux-dragons qu’à la cérémonie... » concède-t-il.

 


Lors de la course de bateaux-dragons à Victoria Bay. 
photo : Anthony Kwan / 2018 Getty Images

 

De la tradition à la compétition
Chaque année, les courses de bateaux-dragons ont lieu pendant la semaine du rituel de Tai O, mais leur ambiance électrique, elle, est à mille lieues de la solennité de la cérémonie. Un jour avant la parade à Tai O, les amateurs de courses se pressent sur la plage de sable fin de Discovery Bay, une zone résidentielle de Hong Kong située sur la partie orientale de l’île de Lantau.

Depuis la baie, on aperçoit dans la brume au loin le paysage métallique de la ville, tandis que l’air vibre sur les basses des tubes venus d’Occident.

Sous les stands aux couleurs de leur équipe, les pagayeurs attendent de se jeter à l’eau. Certains – public compris – en profitent pour se rafraîchir et bronzer sous un soleil cuisant. La compétition est organisée en plusieurs rounds, pendant lesquels ils doivent parcourir 500 mètres (pour les courses standard) à bord de bateaux similaires à ceux qu’utilisent les pêcheurs de Tai O.

Chaque équipe est dotée d’un percussionniste placé à l’avant de l’embarcation, chargé de rythmer la course et d’encourager ses coéquipiers.

 

Dirigée par un capitaine australien, l’équipe Mushu s’entraîne trois à quatre fois par semaine depuis plusieurs mois, et a remporté cette année la finale masculine.

 

Parmi ces quelques quarante équipes basées à Hong Kong (masculines, féminines et mixtes), la plupart sont constituées d’expatriés installés dans la mégapole et originaires du monde entier, réunis par leur seule passion pour les courses de bateaux-dragons. Et souvent, la motivation suffit : c’est du moins le credo de l’équipe féminine baptisée Yes she can, que sa capitaine décrit comme un « mouvement de femmes basé sur l’entraide et la solidarité ». La majorité de ses membres est débutante, mais peu importe, le cœur y est. Elles doivent toutefois affronter des équipes mieux entraînées, à l’instar de la Team Mushu (en référence au dragon du film d’animation Mulan), réputée pour être l’une des meilleures de la ville. Dirigée par un capitaine australien, l’équipe s’entraîne trois à quatre fois par semaine depuis plusieurs mois, et a remporté cette année la finale masculine.

 

Le Club Canoë-Kayak de Belbeuf, à Victoria Bay.
photo : Thérodore Kaye / 2018 Getty Images.

 


Le carnaval des bateaux-dragons accueille quant à lui pas moins de 4 500 athlètes issus d’équipes nationales venues du monde entier. Cet événement attire un public plus important qu’à Discovery Bay, où l’ambiance était plus familiale et le niveau plus amateur. Ainsi, pour la seconde fois, le Club Canoë Kayak de Belbeuf (Seine-Maritime) a représenté les couleurs de la France, se hissant jusqu’aux demi-finales de la course mixte. Organisé en plein coeur de la ville, à Victoria Bay, entre l’île de Hong Kong et celle de Kowloon, le carnaval est placé sous le signe de la fête : concerts, sessions DJ, food trucks, compétitions de bière et jeux aquatiques au bord de la plage complètent les courses. Ces dernières ne sont pas dénuées de fantaisie : l’une des catégories (« Fancy Dress ») récompense en effet les pagayeurs aux tenues les plus créatives. L’équipe normande y a participé cette année en marinière et casque à cornes aux couleurs de la France.

 

Le carnaval est placé sous le signe de la fête : concerts, sessions DJ, food trucks, compétitions de bière et jeux aquatiques au bord de la plage complètent les courses.

 

Une tradition métamorphosée
Nées en 1976 de la collaboration de John Pain, ex-directeur de l’Office du tourisme de Hong Kong, et de Philip Lai, alors à la tête des associations de pêcheurs de la ville, les compétitions internationales de bateaux-dragons hongkongaises avaient à l’origine pour objectif de dynamiser le secteur du tourisme, révèle Mason Hung, directeur de l’Office du tourisme de Hong Kong.

Ce type de courses, précise-t-il, était déjà pratiqué par les pêcheurs dans toute la Chine au moment du festival. Le pari est réussi : en quelques décennies, elles sont devenues populaires en Asie puis dans le monde entier. Dès 1983, des équipes venues des États-Unis et du Royaume-Uni rejoignent la compétition à Hong Kong, alors encore sous le joug colonial britannique. Les courses s’exportent alors rapidement en dehors des frontières chinoises.

Aujourd’hui, pas moins de cent pays en organisent au niveau local et régional, principalement en Asie (Vietnam, Japon, Corée...), mais aussi en Occident. Ainsi, le 1er juillet s’est tenue une compétition de bateaux-dragons au parc nautique de Saint-Cloud, en région parisienne. Le rituel centenaire de Tai O serait-il donc menacé par le succès de son pendant sportif et international ? Impossible, assure Mason Hung : la cérémonie locale est activement promue par le gouvernement. « La jeune génération n’est peut-être pas très intéressée par la tradition maintenant, mais elle le sera en vieillissant », assure-t-il. Celui-ci voit dans la popularité des compétitions de Hong Kong le signe de la vitalité de la tradition : il y aurait entre 60 000 et 80 000 adeptes de telles courses dans la mégapole. Un sport de plus en plus populaire si l’on en croit Mason Hung : « Avant, beaucoup de gens pensaient que ces courses étaient un peu vieux jeu et les rameurs n’osaient pas avouer qu’ils pratiquaient ce sport. Aujourd’hui, ils portent fièrement leurs rames ! »

Article initialement publié dans le magazine Koï, numéro 7, septembre/octobre 2019


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