Tran To Nga : « Je ne veux pas que le drame de l'agent orange reste enseveli »

Par Marie Nahmias
Photo de Sophie Palmier

Tran To Nga poursuit son dernier combat contre l'agent orange et ceux qui l'ont produit, à l’origine de nombreuses de ses pathologies.

Rien ne trahit la fatigue sur le visage de Tran To Nga malgré son âge et le combat qu’elle mène depuis 2015 contre des géants de la pétrochimie (Monsanto, Dow Chemical, Uniroyal, Occidental Chemical...) qui ont produit et vendu à l’armée américaine l’agent orange.

Durant la guerre du Vietnam, quatre-ving millions de litres de cette substance toxique, soit l’équivalent de trente-deux piscines olympiques, ont été déversés par avion sur les forêts du pays pour détruire la végétation qui servait d’abri à l’adversaire.

Tran To Nga fait partie des quatre millions et demi de Vietnamiens exposés à cet herbicide et à la dioxine cancérigène qu’il contient. Sans jamais se laisser tenter par la haine ou le ressentiment, cette combattante nous parle de son enfance marquée par la résistance, de sa vie de maquisarde et de son action en justice.

 

« Les fardeaux que je porte sont non seulement les miens, mais aussi, je pense, un peu ceux des autres »

 

Vous dites être la fille du Mékong, du colonialisme et de la guerre. En quoi tout cela vous a forgée ?
Le delta du Mekong est une région connue comme étant le grenier à riz du Vietnam. On dit aussi de ce territoire qu’il est le pays des neuf dragons, car le fleuve se divise en neuf bras. Comme j’y ai grandi et que je me suis souvent baignée dans le Mékong, j’ai pris l’habitude de dire que je suis la fille de l’eau. Surtout, je suis née dans une période où la guerre coloniale battait son plein contre l’armée française. Cela a laissé beaucoup de traces dans mon cœur. En grandissant avec toutes ces atrocités, en baignant dans cette atmosphère, j’ai rapidement pris conscience de la dureté de la vie et de ce qu’était le patriotisme.

 

« J’ai observé les avions partir en laissant derrière eux un immense nuage blanc. Rapidement, j’ai été recouverte d’un liquide gluant et je me suis mise à tousser, à suffoquer »

 

Vous êtes entrée très jeune dans la résistance…
Oui, dès l’âge de huit ans, ma mère me confiait des lettres qu’elle me chargeait d’aller remettre. Je ne savais rien des messages qu’elles contenaient ou des personnes à qui elles étaient destinées, mais elle me chuchotait toujours que c’était très important, qu’il ne fallait pas se faire prendre. Avec ces missions, je me sentais importante, je disais que j’étais devenue un agent de liaison.

 

Hélicoptère américain déversant l'agent orange au dessus du Vietnam.
Photo : U.S. Army



Vous rappelez-vous la première fois que vous avez été en contact avec l'agent orange?
Oui, c’était pendant les premiers mois de ma vie de maquisarde, en 1966. À l’époque, je n’avais pas beaucoup d’expérience de la guerre. Je vivais avec ma mère dans des installations clandestines souterraines car l’armée américaine avait anéanti la végétation à des kilomètres à la ronde autour de leurs bases pour que les soldats de la libération ne puissent pas approcher. Nous appelions ces périmètres des zones blanches. Un jour, j’ai entendu le bruit des avions qui nous survolaient et comme je suis de nature curieuse, je suis sortie pour voir ce qui se passait. J’ai observé les avions partir en laissant derrière eux un immense nuage blanc. Rapidement, j’ai été recouverte d’un liquide gluant et je me suis mise à tousser, à suffoquer. Ma mère m’a expliqué de quoi il s’agissait et m’a dit d’aller me laver. C’est ce que j’ai fait et puis j’ai rapidement oublié cet épisode. 

Ces expositions ont eu de lourdes conséquences sur votre santé. De quoi souffrez-vous aujourd’hui ?
Je souffre de maladies incurables comme l’alpha-thalassémie [une maladie du sang, NDLR]. J’ai aussi des pathologies plus communes avec des anomalies que les médecins ont du mal à expliquer comme mon diabète de type deux qui me rend allergique à l’insuline. J’ai également eu deux fois la tuberculose. Il ne se passe pas un an sans que j’aille à l’hôpital pour être opérée. Mes filles sont elles aussi toutes nées avec de graves problèmes de santé. Ma première enfant avait une malformation cardiaque qui a fini par la tuer à l’âge de dix-sept mois. Mes deux autres filles souffrent également de malformations et j’ai transmis à l’une d’elles l’alpha-thalassémie.

 

Tran To Nga chez elle, en 2019.



Avez-vous mis du temps à faire le rapprochement entre l’agent orange et votre état santé ?
Pendant la guerre, j’avais un quotidien difficile : j’ai vécu dans le maquis, puis j’ai fait de la prison. J’ai longtemps pensé que ce dont je souffrais était dû à mes conditions de vie. En vieillissant, je me suis dit que tout cela était lié à l’âge. C’est seulement quarante ans après avoir été exposée que je me suis demandée si toutes ces maladies et malformations n’étaient pas dues à l’agent orange. En 2011, j’ai commandé une analyse de sang à un laboratoire allemand. Grâce à ces résultats, j’ai pu constater que j’avais un taux de dioxine plus élevé que la moyenne des Européens et des Vietnamiens.

 

« En 2011, j’ai commandé une analyse de sang à un laboratoire allemand. J’ai pu constater que j’avais un taux de dioxine plus élevé que la moyenne »

 

En 2009, André Bouny, auteur de l’essai Agent orange, apocalypse Viêt Nam (éditions Demi-Lune) vous propose d’intenter ce procès aux géants de la pétrochimie, mais vous refusez dans un premier temps. Pourquoi ?
Je me satisfaisais de ma vie, de mes activités et de mon engagement humanitaire. Je ne souhaitais pas avoir affaire à la justice. André Bouny et des amis, membres d’associations qui défendent la cause des victimes, ont su me convaincre. Et puis, en rendant visite aux familles des victimes, j’ai eu envie d’agir face à leur désespoir.

En 2015, vous déposez donc plainte contre des sociétés américaines. Vous qualifiez ce combat de « mission humaine ». Est-ce pour les millions de Vietnamiens dans l’incapacité d’obtenir justice dans leur pays ?
Il faut comprendre que je rassemble les trois conditions nécessaires pour pouvoir poursuivre ces sociétés. Tout d’abord, j’habite en France et c’est un des très rares pays qui permet aux avocats de défendre ses propres citoyens contre un autre pays. Ensuite, je dispose de la nationalité française nécessaire pour intenter ce procès. Et enfin, je suis directement victime de l’agent orange. Les millions de victimes de la dioxine au Vietnam n’ont plus de recours possible. C’est pareil aux États-Unis où il y a également des milliers de contaminés parmi les anciens soldats, mais ils ont déjà été indemnisés et n’ont plus le droit de porter plainte. Pour le moment, je suis la seule à remplir tous les impératifs pour une action en justice. C’est soi-disant le combat d’une seule femme, mais je le mène par devoir pour toutes ces autres victimes. Je ne veux pas que le drame de l’agent orange reste enseveli dans les poussières du temps. 

 

« Le vrai combat n’a pas encore vraiment commencé. Il ne faut pas oublier que nous nous battons contre des firmes américaines, des géants richissimes »

 

Où en sont les procédures judiciaires ?
Nous n’avons pas encore réussi à obtenir le calendrier des plaidoiries [au moment où nous republions cet entretien, le Tribunal d'Evry s'est déclaré incompétent pour juger la plainte de Tran To Nga, qui a fait appel de cette décision], donc je considère que le vrai combat n’a pas encore vraiment commencé. Tout cela prend beaucoup de temps car il ne faut pas oublier que nous nous battons contre des firmes américaines, des géants richissimes.

Comment votre entourage a-t-il réagi quand vous lui avez annoncé engager ces poursuites judiciaires ?
Tout le monde m’a encouragée. J’ai eu beaucoup de soutien de mes amis en France qui m’entourent énormément. Cependant, mes deux filles attendent quand même avec impatience la fin des procédures car je suis loin d’elles et elles me savent en mauvaise santé. Elles s’inquiètent de me savoir fragilisée.

Alors que trois avocats travaillent pour vous bénévolement, vous vous battez contre trente-huit avocats qui défendent les multinationales. Croyez-vous en vos chances de gagner ?
[Hésitations] Je pense que oui. Il y a maintenant plus de dix mille plaintes déposées contre Monsanto aux États-Unis concernant les ravages du glyphosate. Pour moi, ces deux causes se rejoignent. Il s’agit d’un seul et même combat car l’agent orange est en réalité l’ancêtre du glyphosate. À partir du moment où Monsanto est affaibli et que la vérité est exposée aux yeux de tous, cela joue en notre faveur. Même si nous ne sommes pas directement liés à ces procès, cela renforce notre action en justice.

Article initialement publié dans le magazine Koï, numéro 11, mai-juin 2019.


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