Thomas Porcher, l'économiste et son dictionnaire

Par Julie Hamaïde
Photo de Mathieu Aghababian

Thomas Porcher publie « Mon dictionnaire d'économie » (éd. Fayard). L'occasion de relire son interview abordant son engagement et ses origines vietnamiennes.

L'économiste Thomas Porcher, classé parmi les plus suivis au monde, se livre sur ses origines vietnamiennes, son parcours des bancs de La Courneuve à la campagne présidentielle de 2017 et pose la question de la sixième semaine de congés payés.

Comment vous est venue cette fibre de l’économie ?
Un peu par hasard. Je pense que j’étais un étudiant classique : j’ai fait un bac ES puis une fac d’éco sans vraiment savoir ce que je voulais faire. L’économie m’est venue tardivement, lors d’un échange universitaire à Budapest. Je me suis dis que je pouvais être bon là dedans et de retour en France j’ai fait un master à la Sorbonne. Ça m’est venu après 22 ans.

Qu’est ce qui vous a plu dans cette matière ?
Je sentais qu’il y avait quelque chose que je ne maîtrisais pas et relevait d’un rapport de force. On utilisait l’économie comme une science pour finalement avantager plus une partie qu’une autre. C’est ça qui m’a attiré : essayer de comprendre les rapports de force sous-jacents.

 

Thomas Porcher dans le 13e arrondissement de Paris en 2018.

 

On vous catalogue d’économiste de gauche. Comment s’est fait votre éveil politique ?
Je partais de constats. Je trouvais que les plus fragiles étaient ceux qui subissaient tous les ajustements politiques. Lors d’une réforme du travail, c’est toujours le salarié qui en supporte le coût. Quand on fait des économies sur les aides françaises, c’est toujours les aides sociales qui prennent. En cela, je suis un économiste qui va à l’encontre de la pensée dominante, plutôt hétérodoxe. Et lorsqu’on pense hétérodoxe, on pense de gauche, même si ce n’est pas aussi simple pour moi.

Ce sont vos parents qui vous ont insufflé ces valeurs ?
Mon père était politiquement engagé, plutôt à gauche. Ma mère était ouvrière. Je viens du 93, un département plutôt pauvre. Tout cela crée quelque chose. Au départ, je ne voulais pas faire de politique. Ce sont plutôt les idées que j’ai défendues qui ont intéressé les politiques. J’ai toujours vu ma mère, issue d’une famille d’ouvriers, s’écraser, se taire, ne rien dire. Je pense que ça m’a laissé une marque. J’ai vu toute une partie de la population se taire et supporter beaucoup d’efforts sans avoir une vie géniale. C’est ça qui a éveillé mon sentiment d’économiste hétérodoxe. Je pense qu’à la base mon environnement était propice à combattre les injustices.

 

« Je suis un économiste qui va à l’encontre de la pensée dominante, plutôt hétérodoxe. Et lorsqu’on pense hétérodoxe, on pense de gauche, même si ce n’est pas aussi simple pour moi »

 

C’est encore rare de voir des personnalités publiques issues d’un lycée de La Courneuve…
Il y a aussi Rokhaya Diallo, on était dans le même lycée ! Le 93 ça apprend plein de choses. C’est un univers où on ne peut pas être fragile ; il faut avoir du répondant. Lorsqu’on fait des grandes écoles comme Henri IV, dès qu’on s’adresse à vous, on s’adresse à un futur énarque. On reçoit mieux votre parole car on vous écoute comme si vous étiez important. Et lorsque vous continuez les études, vous pensez que vous êtes important et cela crée une prophétie auto-réalisatrice et à la fin vous devenez important. Alors que lorsque l’on vient de La Courneuve, d’une famille modeste, ou même de province, on n’a pas l’impression que notre parole est importante. On s’excuse presque d’avoir des idées innovantes. Avant d’aller à Budapest, j’avais le sentiment qu’à La Courneuve nous n’étions pas importants et même mauvais. Puis, lors de cet échange, je me suis retrouvé avec des gens d’HEC, d’Assas et j’ai vu qu’en économie je pouvais les devancer. Ça a été une révélation. Finalement je n’étais pas si mauvais. C’est pour cela que j’ai demandé mon transfert à la Sorbonne où mon horizon s’est ouvert d’un seul coup. Les rapports à l’avenir et même aux profs y étaient différents. Jusqu’à 22 ans j’avais l’impression que le monde se cantonnait à la banlieue. Je n’avais pas l’impression que tout était possible. Finalement à la Sorbonne j’ai fait un doctorat, puis j’ai bossé à la Commission, j’ai écrit un livre*...


Vous n’auriez pas envie de travailler sur la banlieue, un peu comme Jean-Louis Borloo l'a fait ?
Je ne sais pas. Je ne vis plus en banlieue depuis quinze ans, je serais complètement déconnecté. La banlieue a beaucoup changé. Et je trouve que nous sommes dans une société de plus en plus individualiste. En banlieue, le collectif n’est plus le même qu’avant non plus. J’ai fait beaucoup de conférences dans les lycées de banlieue et j’avais l’impression qu’il y avait une barrière. Un prof m’a dit : ils font beaucoup de bruit, ils ne travaillent pas en cours mais ils sont lucides. C’est difficile de dire à un étudiant : travaille et tu t’en sortiras. Aujourd’hui, je crois que l’ascenseur social est de plus en plus bloqué, que le travail ne paye pas tout le temps. Les jeunes croient de moins en moins à cet ascenseur social via l’école et la République. À mon époque, nous étions encore un peu naïf là-dessus. Maintenant c’est plus compliqué que ça. Toutes les statistiques le prouvent : le premier facteur de réussite est le milieu social.

 

L'économiste Thomas Porcher,  Paris, 2018. 

 

Alors justement, être enfant d’immigrés, est-ce un milieu social favorable ?
Ça peut être une force, car on voit que les lignes bougent. J’ai enseigné à Malakoff, à Tolbiac, à Evry et certains ont fait de très beaux parcours. Mais c’est vrai que lorsque l’on vient d’un milieu défavorisé, immigré, on a beaucoup plus d’obstacles face à la réussite.

On dit de vous que vous êtes un « utopiste ». Ça veut dire que vous croyez au Père Noël ?
Aujourd’hui en économie dès que l’on propose autre chose que ce qui est fait actuellement, c’est-à-dire réduire les déficits, flexibiliser le marché du travail... on vous dit que vous êtes utopiste. Comme si en économie il n’y avait qu’une seule voie. Margaret Thatcher disait « There is no alternative » (« Il n’y a pas d’alternative »), et là c’est pareil. Alors qu’il y a plusieurs avenirs possibles. Moi je demande toujours qu’on débatte sur un pied d’égalité de toutes ces possibilités. Lorsque l’on a créé la Sécurité sociale, on a dû dire la même chose aux gens : « Vous êtes des utopistes ». Pareil pour les cinq semaines de congés payés, au lieu des quatre. Aujourd’hui, personne n’oserait proposer une sixième semaine de vacances. Pourquoi ? On a proposé la quatrième, la cinquième, pourquoi pas la sixième ?

D’autres pays ont la sixième semaine ?
Non ! Mais pourquoi ne pas commencer ici ? Je pense qu’en France nous sommes très mauvais sur le storytelling, contrairement aux Américains. On leur dit qu’ils peuvent devenir millionnaires, que c’est le pays où tout est possible mais lorsque l’on regarde les statistiques, il y en a à peu près 60 % qui n’ont pas de passeport ou n’ont jamais voyagé. C’est vrai qu’il y a des Beyonce, Jay-Z, Obama, mais il y a des probabilités beaucoup plus importantes d’aller en prison pour les Afro-Américains par rapport aux Blancs. Les statistiques restent en défaveur des Afro-Américains, mais leur storytelling est bon. En France, nous avons parfois de bonnes statistiques, grâce à notre modèle social, mais le storytelling est mauvais.

 

« La plupart des Asiatiques que je connais votent à droite ou sont plutôt libéraux, parce qu’ils se disent : ça commence par des idées de gauche et ça finit toujours mal : Khmers rouges, Vietcongs... »

 

Quelle a été la réaction de vos parents lorsque vous vous êtes engagé en politique ?
Mon père, qui est né au Vietnam, a fait des études en France dans les années 70 ; une époque très politisée. Il le vit mieux que ma mère. Lorsqu’elle me voit prendre des positions fortes, elle me dit que j’exagère. Souvent, compte tenu de l’histoire du Vietnam, les Vietnamiens ont un rapport particulier à la politique. La plupart des Asiatiques que je connais votent à droite ou sont plutôt libéraux, parce qu’ils se disent que ça commence par des idées de gauche et ça finit toujours mal : Khmers rouges, Vietcongs... Néanmoins il y a des exceptions, comme l’ex économiste de Jean-Luc Mélenchon : Liêm Hoang-Ngoc, né au Vietnam et hyper à gauche. Et les Asiatiques de deuxième génération votent aussi plutôt à gauche.

Désormais, quelles sont vos ambitions politiques ?
J’ai été en charge du programme économique de Cécile Duflot pour la présidentielle. C’est elle qui m’a demandé de la rejoindre et j’ai dit OK. Elle a été éliminée puis Benoît Hamon m’a demandé de faire le programme de transition énergétique et je l’ai fait. Maintenant je ne sais pas... La logique de parti est un peu fatigante. Pour le moment je continue comme aujourd’hui, je participe au débat public. Rejoindre un parti et se fritter pour des histoires de place, je trouve ça dommage. Mon expérience politique m’a un peu déçu.

Quel est votre rapport à vos origines ?
De tous mes cousins, je suis celui qui ressemble le moins à un Asiatique mais je voulais me rapprocher de mes origines. J’ai fait du karaté à Villepinte, mon ex-copine était asiatique. J’avais une volonté d’en faire plus. J’ai même failli reprendre le nom de ma grand-mère, pour qu’il y ait une trace. Mon fils a un deuxième prénom vietnamien. J’y ai tenu. J’ai même vécu au Vietnam. Mon père a eu un poste à Hanoï et nous l’avons suivi pendant un an. J’ai fait ma première là-bas.

 

« De tous mes cousins, je suis celui qui ressemble le moins à un Asiatique. J’avais une volonté d’en faire plus. J’ai même failli reprendre le nom de ma grand-mère, pour qu’il y ait une trace »

 

Comment s’est passée cette année au Vietnam, adolescent ?
C’était très dur. Je voulais voir le Vietnam mais ça a été un peu rude. J’ai vécu cette année en m’attachant beaucoup au pays. Là-bas, j’étais un Français, très vexé de voir que les Vietnamiens essayaient de me rouler. Après avoir été vice-champion de karaté d’Île-de-France, j’ai fait les championnats d’Hanoï, en finissant deuxième. Les autres me détestaient. Un jour, j’étais en retard pour prendre le bus et j’ai dit au prof « ngu ». Je voulais dire « je dormais », mais avec l’intonation j’ai dit « je suis bête ». Tout le monde s’est foutu de moi.

*Traité d’économie hérétique : pour en finir avec le discours dominant, éditions Fayard.

 Article initialement publié dans le magazine Koï, numéro 7, septembre/octobre 2019


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