Le manga des années 90 est resté dans le cœur de toute une génération qui regarde la saga perdurer, notamment en film. Enquête sur l’influence de Dragon Ball en France.
Chahid Tam s’en souvient, « comme si c’était hier ». En mars 1988, il regarde la télévision avec son frère et une certaine Dorothée annonce : « Vous allez voir un super dessin animé, que personnellement j’adore ». Le générique est lancé, les petits Français découvrent le nom du dessinateur Akira Toriyama, la folie Dragon Ball va commencer. « Au milieu des années 90, on était comme des toxicos face à Dragon Ball, se remémore Chahid Tam. J’avais une cassette vidéo sur laquelle j’enregistrais chaque épisode le mercredi. Elle tournait dans mon quartier mais je pouvais être sûr de la récupérer le mardi soir pour faire un nouvel enregistrement le lendemain pour les copains. » La France découvre en effet grâce au dessin animé ce manga déjà star au Japon depuis le début des années 80. De nombreux préadolescents se retrouvent dans le personnage principal, Son Goku, ce jeune garçon naïf doté d’une queue de singe et d’une force extraordinaire. « C’est la première fois qu’on grandissait aux côtés d’un personnage, analyse le trentenaire, qui n’a rien perdu de son addiction. À l’époque, j’avais onze ans. Je l’ai vu se marier, avoir des enfants, construire une famille. Son évolution a accompagné toute notre jeunesse. »
« C’est la première fois qu’on grandissait aux côtés d’un personnage. À l’époque, j’avais onze ans. Je l’ai vu se marier, avoir des enfants, construire une famille », se remémore un fan.
Rapidement, les jeunes spectateurs veulent connaître les aventures du personnage sans attendre les prochains épisodes. Bounthavy Suvilay, doctorante en lettres modernes à l’université de Montpellier étudie l’histoire de la réception sociale de Dragon Ball en France. « Tout le monde voulait avoir la suite des épisodes, analyse-t-elle. Pendant que le Club Dorothée diffusait Dragon Ball, des gens avaient des volumes « pirates » traduits en chinois. Les gamins avaient 40 ou 50 épisodes d’avance et pouvaient spoiler leurs camarades ! »
Photo : Toei animation
Une fois les 153 épisodes de Dragon Ball diffusés, les 291 épisodes de la suite, Dragon Ball Z, font le bonheur des fans comme le champion de judo Teddy Riner ou le chef étoilé Mory Sacko. « Vers la fin de la diffusion, on a tous essayé d’avoir le manga en japonais pour connaître la fin de la série avant les copains. Je pense que ceux qui suivaient la série ont encore le tome 42 à la maison », assure Chahid Tam avec nostalgie.
L’arrivée des albums en France
En 1991, initialement parti au Japon pour y faire connaître les bandes dessinées françaises, l’éditeur Jacques Glénat découvre les albums Dragon Ball de la maison d’édition japonaise Shūeisha. Il achète les droits et publie la toute première édition française en 1993. « Au début, la vente s’est faite en kiosque, avec des séries différentes : blanche, rouge et jaune, raconte l’éditeur français. Puis nous avons sorti les albums en librairie. Ça a été un gros succès. » Le flair du Français paye et le manga se vendra à plus de vingt millions d’exemplaires en France. « Dragon Ball a été une bénédiction économique. C’est le manga qui a créé un marché en France », nous explique la doctorante.
Des boutiques spécialisées font leur apparition et réunissent les fans, comme la librairie Tonkam, alors installée dans le 11e arrondissement parisien, qui devient vite une référence. Certains néophytes de la lecture poussent alors pour la première fois les portes d’une librairie pour venir chercher le dernier tome de la saga. « Les adolescents étaient des fanatiques, et leurs parents couraient dans les librairies pour trouver des collections complètes afin de calmer leurs enfants ! Un vrai phénomène de société » raconte l’éditeur français.
L’histoire défend des valeurs qui marquent alors toute une génération : fraternité, don de soi, abnégation.
Dans le cadre de l’université d’été de la bande dessinée d’Angoulême en 2012, une conférence revient sur l’influence du manga sur ses lecteurs : « C’est bien parce que le manga était un objet culturel encore rejeté et qui paraissait difficilement assimilable par les adultes que les adolescents se l’appropriaient exclusivement. Le fait de lire des mangas leur permet de se positionner « contre » : contre les valeurs parentales, contre les prescriptions éducatives, contre le consensus médiatique dominant antimanga... Lire des mangas était se démarquer, montrer un signe distinctif et appartenir à un groupe d’initiés. Un phénomène qui continue de perdurer alors même que le manga est de plus en plus assimilé ou accepté culturellement ». Jacques Glénat qualifie de « chef d’oeuvre » les quinze premiers tomes du manga.
Photo : éditions Glénat
L’influence devenue référence
Pour Chahid Tam, Dragon Ball a été déterminant dans sa vie. « Ça m’a permis de découvrir les mangas – aujourd’hui je dois en avoir plus de 4 000 chez moi –, l’animation japonaise, de faire naître mon amour du Japon. Dragon Ball a posé les bases du shōnen [Type de manga pour jeune adolescent, NDLR], du nekketsu : le concept du sang-chaud. » L’histoire défend des valeurs qui marquent alors toute une génération : « la fraternité, le don de soi, l’abnégation. Goku était un exemple pour nous ». Malgré quelques critiques à l’égard de scènes jugées violentes pour un public préadolescent, l’engouement ne retombe pas.
« Dragon Ball a été une bénédiction économique. C’est le manga qui a créé un marché en France », Bounthavy Suvilay, doctorante sur la réception du manga dans l’Hexagone.
Cette génération, qui suivait le Club Dorothée dans les années 90 a maintenant grandi et se retrouve dans toutes les sphères de la société. Ainsi, des références au manga sont dispersées ici et là. Le DJ français Kavinsky, dont l’envoûtant Nightcall a fait la bande originale du film Drive, s’est ainsi amusé à remixer une musique de Dragon Ball. Les rappeurs Bouchées Doubles (avec la voix française de Vegeta), Rohff, Nekfeu, PNL, Dinos, ou encore Demi-Portion ont au moins cité une fois la référence dans leurs chansons, certains allant même jusqu’à s’en inspirer pour la réalisation de leur clip. « Récemment, j’ai assisté à un match au Parc des Princes où les spectateurs avaient un tifo Dragon Ball » remarque également Chahid Tam.
Il nous rappelle aussi le détournement du discours de meeting d’Emmanuel Macron au Parc des Expositions, en décembre 2016. Les internautes se sont amusés à coller sur l’allocution « C’est notre projet » des éclairs et images issus de Dragon Ball Z.
Création perpétuelle
La série est un tel succès qu’elle ne cesse de se réinventer. Les doubleurs sont de véritables stars partout dans le monde. Des films d’animation sortent sur grand écran au Japon et les jeux vidéo abondent. L’appétit des tout premiers fans est sans cesse alimenté. Après la diffusion de Dragon Ball Z, Dragon Ball GT voit le jour, puis Dragon Ball Z Kai et plus récemment Dragon Ball Super, le dernier né de la série. Il sort en librairie le 5 avril 2017 et se classe dans le top 5 des meilleures ventes de l’année, alors que l’animé est diffusé depuis le mois de janvier et que les aficionados ont déjà regardé les épisodes diffusés au Japon depuis juillet 2015.
En 2017, la société de production Overlook Events a organisé un concert au Grand Rex, réunissant plus de 5 500 personnes sur deux dates. Les places se sont vendues comme des petits pains et la société sera par la suite contactée pour réaliser le même événement à Barcelone où la communauté de fan est toute aussi importante. Le phénomène télévisé et littéraire aurait-il réussi à devenir patrimonial ?
Article initialement publié dans le magazine Koï, numéro 6, juillet/août 2018.