De nombreux Français d’origines asiatiques jonglent avec leur double
culture. D’un côté, une éducation familiale dans laquelle les états d’âmes et les
sujets sensibles restent de l’ordre du privé pour éviter tout conflit, et de l’autre
une culture où la liberté et le développement individuel sont les mots d’ordre.
TANGUY, 22 ANS
Depuis toujours, il entretient une relation fusionnelle avec sa mère. Il est plus proche d’elle que ses frères et sœur. Lorsqu’il décrit sa mère, il en parle comme s’il s’agissait de sa meilleure amie. Avec elle, il se moque gentiment des travers de ses frères et sœurs et même des amies de sa mère. Pourtant, ils ne partagent pas tout. Tanguy ne parle jamais de ses relations amoureuses ni même de ses amis avec sa mère ou son père. Il ne fait pas non plus explicitement preuve d’affection envers eux. Un « je t’aime » se traduit généralement par le fait qu’il mangera toujours à sa faim ou par cette habitude qu’a souvent son père de lui pincer maladroitement l’épaule. Le passé de sa mère demeure une entité floue. Il sait vaguement qu’elle faisait partie des boat-people à l’époque de la guerre du Vietnam : « L’histoire de cette guerre, je l’ai apprise à l’école » nous indique-t-il.
Un « je t’aime » se traduit généralement par le fait qu’il mangera toujours à sa faim ou par cette habitude qu’a souvent son père de lui pincer maladroitement l’épaule.
Un été, lorsqu’il est en vacances au Vietnam avec sa famille, il apprend au cours d’une rencontre fortuite avec une connaissance de sa mère que cette dernière a effectué la traversée en bateau avec son compagnon de l’époque mais que celui-ci n’a pas survécu. Ses frères et sœur ne connaissent probablement pas cette anecdote. Lorsqu’il repense à cette rencontre, c’est un sourire crispé qui se dessine sur son visage : « Un des moments les plus gênants de ma vie ». « On ne remue pas un passé douloureux, on vit avec » conclut-il.
LINH LAN, 31 ANS
Durant toute sa jeunesse, elle a grandi avec une figure paternelle absente. Son père a décidé de se « sacrifier » pour sa famille en partant travailler au Japon : « Sa logique a été celle d’un mercenaire économique logique et pragmatique ». Tant que la famille ne manquait de rien, il considérait avoir accompli son devoir de père. Durant toute sa jeunesse, la relation que Linh Lan entretient avec lui est épistolaire. Ils s’écrivent régulièrement mais ne se voient qu’une seule fois par an. Entre eux, pas de place pour les sentiments personnels, pas d’effusion, c’est une pudeur extrême qui vient prendre le dessus. C’est uniquement à partir du moment où elle apprend que son père souffre d’une leucémie et après avoir suivi une thérapie que Linh Lan s’autorise enfin à lui avouer qu’elle a souffert de son absence : « Un compte en banque bien rempli ne suffit pas à compenser le manque d’un être aimé ». Avec sa mère, elle connaît une éducation sévère. Cette « tigermom » classique, pour qui rien n’est jamais assez bien, lui fait constamment des reproches, encore plus lorsqu’elle constate que sa fille ne parvient pas à garder une relation stable avec quelqu’un.
« Pour ne pas me perdre et mieux me comprendre, mes parents essayent de s’ouvrir peu à peu, même si culturellement, ils n’ont jamais été habitués à ce mode de fonctionnement. »
Ce n’est qu’après avoir appris que Linh Lan avait souffert des penchants pédophiles de son oncle que leur relation a changé et que les jugements permanents ont cessé. « Ma parole a été libérée. Entre moi et mes parents, jamais un seul « je t’aime » frontal n’a encore été prononcé. Mais malgré ces drames familiaux, notre relation a évolué. Je m’autorise enfin à être moi-même et à lever tous les non-dits, toxiques à mon développement personnel. Pour ne pas me perdre et mieux me comprendre, mes parents essayent de s’ouvrir peu à peu, même si culturellement, ils n’ont jamais été habitués à ce mode de fonctionnement. »
Illustration : Marie Lescroart
DENIS, 22 ANS
Il entretient une relation asymétrique avec ses parents. Il adule sa mère, qui a toujours été son héroïne. Parallèlement, la relation qu’il entretient avec son père, conflictuelle, est animée d’une tension constante. Tous deux tentent de maintenir un équilibre fragile et ne pas rompre l’entente cordiale qui existe entre eux. En somme, leur relation ne tient qu’à un fil. Denis raconte qu’il est passé par une période difficile durant laquelle tout le poussait à voir un psychologue. Pourtant, il n’a jamais osé franchir le cap et prendre rendez-vous. « Je n’ai jamais osé parler à mes parents de tout ça, et surtout pas à mon père. Pour lui, aller voir le psy revient à être lâche, et être lâche est associé à une non-masculinité décriée. C’est un comportement qui ne correspond pas au modèle de virilité traditionnel, à l’image d’un homme fort ».
Les troubles mentaux demeurent un tabou dans la culture chinoise : « On n’en parle pas, on camoufle ses problèmes. Le suicide demeure un sujet sensible, voire proscrit. »
Selon Denis, les troubles mentaux demeurent un tabou dans la culture chinoise : « On n’en parle pas, on camoufle ses problèmes. Le suicide demeure un sujet sensible, voire proscrit. »
TAM, 39 ANS
Elle est issue d’une famille chinoise, plus précisément des Teochew originaires de Battambang. Ses parents font d’elle leur priorité mais elle n’a jamais connu les câlins ou le moindre échange de sentiments. « À croire que ça n’existe que chez les Blancs ! »
Tam vit une histoire d’amour avec une femme. Que dire ? Comment réagir ? Une fois rentrée à la maison, elle leur adresse un timide « Bonjour » puis plus rien. Plus rien pendant un an.
Son adolescence, elle l’a également vécue librement. Elle faisait du sport, a vécu diverses histoires de cœur, jusqu’au jour où ses parents apprennent la nouvelle. Tam vit une histoire d’amour avec une femme. Que dire ? Comment réagir ? Une fois rentrée à la maison, elle leur adresse un timide « Bonjour » puis plus rien. Plus rien pendant un an, excepté des échanges formels du type « À table ».
Un jour, alors que Tam passe voir son père pour le prévenir qu’elle sort, assis à même le sol, il frappe violemment le plancher (si fort qu’il se casse une phalange au passage) : « Tu te rends compte de ce que tu nous fais ? Ce n’est pas ça le bonheur. C’est un père, une mère et des enfants ». Après cet échange : le mutisme. Un jour, elle décide tout de même de leur annoncer qu’elle va reprendre ses études et vivre avec une femme. Depuis, ils n’ont cessé de faire des efforts, d’être plus compréhensifs, jusqu’à accepter leurs petites-filles. « Nous sommes habitués à cela, nous n’exprimons pas nos sentiments, qu’ils soient positifs ou négatifs. C’est souvent difficile mais parfois la présence suffit. »