Exil tibétain : du toit du monde aux Yvelines

Par Marie Nahmias
Photo de Thomas Morel-Fort

Des centaines de réfugiés tibétains ont fui la Chine pour rejoindre la ville de Conflans-Sainte-Honorine. Un bateau-chapelle est devenu leur point de repère.

Attablée dans une des salles communes de la péniche, Kunga* converse avec des proches au téléphone. Les cheveux noués en une queue-de-cheval lâche, elle porte, attachée autour de la poitrine, une banane sur laquelle est inscrit noir sur blanc : Tibet. À ses côtés, son amie Nyima*. Ensemble, elles ont franchi les portiques de l’aéroport Paris-Charles de Gaulle il y a tout juste trois semaines. « On se connaît depuis qu’on a dix ans », livre Chesa dans un anglais courant. Ses traits innocents et sa voix posée sont empreints d’une étonnante maturité. 

 

Ces exilés en attente du statut de réfugié craignent
des répercussions sur leurs familles restées au Tibet.

 

« Le 10 mars 2018, pour marquer le soulèvement de 1959 de la population tibétaine, on a collé des photos du dalaï-lama sur les murs de notre ville. Peu de temps après, une fille qui participait avec nous à l’opération a été emprisonnée. Alors, nos familles ont pris peur et nous ont envoyées au Népal », poursuit Chesa, sans évoquer l’épreuve de ces derniers mois mouvementés. Du Népal, les deux inséparables ont rejoint la France et trouvent aujourd’hui un important soutien sur le bateau « Je Sers ».

 

« On vient ici pour déjeuner et dîner. Le reste de la journée, les bénévoles nous aident à faire nos demandes d’asile »

 

« On vient ici pour déjeuner et dîner. Le reste de la journée, les bénévoles nous aident à faire nos demandes d’asile », expliquent les jeunes femmes, refusant que leurs noms et leurs visages soient divulgués par peur des représailles que pourraient subir leurs parents restés au Tibet.

 

« Depuis cinq ans, le phénomène a pris de l’ampleur et désormais, Conflans est devenu le point de passage obligé des Tibétains en France », Hugues Fresneau, de l’association La Pierre Blanche.

 

En quelques années, la péniche amarrée sur les quais de Seine est devenue le centre de gravité d’une population tibétaine grandissante. Dans l’enceinte de ses murs bleus et blancs à la peinture écaillée, les va-et-vient sont incessants. Et pour cause, l’association La Pierre Blanche y organise des collectes de nourriture et de vêtements, offre des repas, donne des cours de français, procure une aide administrative et prodigue même des soins. Cette assistance multiple a attiré au fil du temps des centaines de réfugiés. Cinquante bénévoles de la structure s’occupent aujourd’hui essentiellement des Tibétains.

Sur les 350 individus hébergés par La Pierre Blanche, environ 200 viennent du Toit du monde. Une trentaine dort sur le bateau, les autres sont répartis dans différents centres, appartements et maisons dont dispose l’organisation.

 

La péniche : à la fois réfectoire de cantine,
salle de classe et bureau d'aide juridique.

 

Le bouche à oreille de Paris à Lhassa
Les premiers à avoir mis le cap vers cette commune, située au nord-ouest de Paris, sont arrivés en 2011. « Ils étaient six, explique Hugues Fresneau, le directeur. Depuis cinq ans, le phénomène a pris de l’ampleur et désormais, Conflans est devenu le point de passage obligé des Tibétains en France. »

Chaque jour, entre cinq et dix nouveaux venus passent ainsi la porte du bureau avec ces premiers mots en bouche : I’m new. Certains entendent même déjà parler de la capitale française de la batellerie et de la péniche à plus de 8 000 kilomètres de son point d’ancrage, sur les hauteurs himalayennes. « On est sur toutes les brochures touristiques en Inde et au Népal », plaisante, un brin cynique, Hugues Fresneau. Car avant de gagner le vieux continent, les Tibétains qui fuient le régime chinois font généralement escale à Katmandou ou à Dharamsala, une ville du nord de l’Inde. De là, le nom du bateau « Je Sers » passe de bouche à oreille au sein des communautés de réfugiés.

 

Durant le cours de français, toujours sur la péniche. 

 

Exilée depuis dix mois, Pema* fait partie de ceux qui connaissaient le nom de la péniche avant de débarquer dans l’Hexagone. « Ce sont des proches qui m’en ont parlé quand je vivais à Dharamsala. Dès que je suis arrivée en France, c’est à Conflans que je me suis rendue et que j’ai commencé les démarches pour obtenir mes papiers », rapporte cette mère de 33 ans.

 

À une vingtaine de minutes à pied de la péniche, coincé entre la route et une forêt, un nouveau campement a vu le jour. Une petite centaine de personnes a investi les bords d’un lac et dort dans des tentes ou de vieilles cabanes de pêcheur.

 

Émergence de campements
Au quotidien, faire fonctionner cette impressionnante machinerie n’a rien d’évident. Quand l’heure du déjeuner arrive, les Tibétains se relaient pour mettre la main à la pâte. La pièce centrale se transforme alors en réfectoire et les effluves de viandes et de légumes embaument l’embarcation. À tour de rôle, chacun prépare les repas, s’occupe du service, de la plonge et du ménage. Une fois la pause terminée, les tablées sont débarrassées en un temps record et ré-agencées afin d’accueillir les cours de français de l’après-midi. Ils sont des dizaines à y participer.

Arrivé en France il y a deux semaines, Yonten* s’applique déjà à apprendre la langue de Molière. « Lorsque j’aurai obtenu le statut de réfugié, j’aimerais devenir barman. Mais pour cela, j’ai besoin de maîtriser le français, j’en ai conscience », expose le jeune homme, un stylo dans une main et un dictionnaire de traduction dans l’autre.

Si la plupart des réfugiés bénéficient des services de l’association, tous ne peuvent pas y trouver refuge et des camps se forment à proximité du bateau. À l’hiver 2017, plus de 400 Tibétains dormaient dehors à l’entrée de la ville. La sous-préfecture avait alors relogé les demandeurs d’asile dans différents centres d’accueil en Île-de-France. Seulement, face au manque de moyens, la situation recommence.

 

Sur les bords du lac, de nouveaux campements.

 

À une vingtaine de minutes à pied de la péniche, coincé entre la route et une forêt, un nouveau campement a vu le jour. Une petite centaine de personnes a investi les bords d’un lac et dort dans des tentes ou de vieilles cabanes de pêcheur. « Chaque année, on fait face au même problème, déplore Gérald Casson, président de la section locale de la Ligue des Droits de l‘Homme. À coup sûr, cet hiver encore des centaines de Tibétains seront dans le froid. »

 

« Au quotidien, tout est prétexte à expliquer notre culture : une émission de télé, le 14 juillet... On ne leur propose pas seulement un toit, on se soucie vraiment de leur intégration », Raymonde Dujon, famille d’accueil de réfugiés tibétains.

 

Un réseau de familles solidaires
Face à cette situation récurrente, des bénévoles de La Pierre Blanche ont mis en place un réseau de familles d’accueil. Un peu plus de vingt personnes sont hébergées dans des foyers des environs. « La majorité des hôtes sont des retraités, car la prise en charge demande du temps et de l’implication », souligne Raymonde Dujon, responsable du réseau accueillant elle-même deux Tibétaines.

En moyenne, les réfugiés sont logés huit mois pendant lesquels ils se familiarisent avec notre langue et nos coutumes. « Au quotidien, tout est prétexte à expliquer notre culture : une émission de télé, le 14 juillet... On ne leur propose pas seulement un toit, on se soucie vraiment de leur intégration. D’ailleurs, on ne coupe pas les ponts une fois qu’ils s’en vont, nous prenons mutuellement de nos nouvelles. »

L’impression est tout aussi positive pour Pema qui a trouvé un hébergement en famille, après avoir passé trois mois dans le campement démantelé en décembre dernier. « Nous avons des cultures très différentes, sourit-elle. Au Tibet, par exemple, personne ne parle en mangeant. Mais ici, c’est tout le contraire. Être chez des Français nous permet d’apprendre ces petites choses plus facilement. » Bien que ses « parents d’adoption » lui apportent un soutien précieux, la trentenaire confie ne pas vouloir rester trop longtemps chez eux pour céder sa place à celles qui en ont davantage besoin. « J’aimerais suivre une formation pour travailler en maison de retraite, en attendant que mon mari et mes deux enfants encore à Dharamsala me rejoignent », rapporte la jeune femme.

Se tenir à un projet professionnel constitue la clé d’une insertion réussie, pour le
directeur de l’association. Car si la communauté de Conflans offre un aspect rassurant pour les Tibétains, elle revêt aussi des effets pervers. « Il faut qu’avec le temps, ils parviennent à s’en détacher, prévient Hugues Fresneau. Sans cela, ils se refilent les mauvais filons et se retrouvent avec les mêmes parcours. Beaucoup se font d’ailleurs exploiter dans les cuisines des restaurants chinois. » Curieuse ironie du sort pour ceux qui ont passé des mois à fuir la Chine.

* Les noms ont été modifiés.

Article initialement publié dans le magazine Koï, numéro 7, septembre/octobre 2019


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