Tadao Andō, architecte de béton

Par Pauline Le Gall

D'Osaka à la Bourse de Commerce de Paris, l'architecte japonais Tadao Andō s'est fait un nom à l'international avec ses bâtiments tout de béton et de verre.

On aura bien essayé de joindre Tadao Andō. Rien à faire : l'architecte a un « agenda de ministre » et est sur tous les fronts. Très impliqué sur ses chantiers, il navigue entre la Bourse de Commerce, qui abrite la branche française de la Collection Pinault et la gestion de son cabinet d'architecte à Osaka. En lisant les interviews d'Andō menées par nos confrères, nous comprenons que l'entretien n'est peut-être pas la manière la plus directe de percer le mystère de ses créations. Nous le découvrons prompt à la digression, semant les idées comme autant de pistes, comme pour perdre son interlocuteur, ajoutant un voile de mystère à son génie. Il prévenait d'emblée, avec une modestie malicieuse, dans son discours prononcé en 1995 en recevant le prestigieux Pritzker Prize, considéré comme le Nobel de l'architecture : « Je ne suis pas un très bon orateur ».

Comme nous l'explique Yann Nussaume, architecte, professeur à l'École nationale supérieure de Paris-La Villette et auteur de Regard sur l'architecture de Tadao Andō (éditions Arléa), pour comprendre un architecte il faudrait avant tout retracer ce qu'il a vu et ressenti, voir l'endroit où il a grandi et marcher dans ses pas.

À rudes épreuves
Dans le cas d'Andō, il faudrait d'abord éprouver son enfance dans les rues d'Osaka. Né en 1941 et séparé de son jumeau dès l'âge de deux ans, il est élevé par sa grand-mère qui lui apprend très jeune à se débrouiller seul. Le jeune Andō explore donc la nature en se baladant sans relâche dans la campagne alentour. « C'est sans doute ainsi, à force de sentir par toutes les fibres de mon corps le souffle de la nature, que j'ai appris ce qui me liait à elle » explique-t-il dans le catalogue de l'exposition qui lui était dédiée au Centre Pompidou. Cet apprentissage par l'expérience définira toute son existence. « J'ai développé ma propre ligne de pensée sur l'architecture non pas comme un concept intellectuel, mais comme le résultat d'une expérience directe » analysera encore Andō.

 

« Ce que j'ai appris de la boxe est que personne ne pouvait m'aider pendant un combat. De la même manière, dans l'architecture, personne ne m'aide à penser », Tadao Andō.

 

Il se rêve un temps boxeur professionnel, mais ses rencontres le mènent vers d'autres horizons. Il garde tout de même de ce sport une philosophie de vie. « Ce que j'ai appris de la boxe est que personne ne pouvait m'aider pendant un combat, explique-t-il dans une interview à CNN. De la même manière, dans l'architecture, personne ne m'aide à penser. »

Après l'école, cet adolescent curieux et furieusement indépendant commence à aller rendre visite aux artisans d'Osaka qui lui donnent le goût du matériau, du travail des mains et surtout de la « joie de fabriquer quelque chose », apprend-on dans le magazine The Japan Architect.

Ce sentiment le pousse à apprendre l'architecture par lui-même en utilisant son sens de l'observation aigüe. Ses leçons n'ont pas lieu dans des salles de classe mais en pleine nature. Il apprend en observant les structures des sanctuaires et des temples près d'Osaka, des maisons traditionnelles japonaises et des jardins alentours. Yann Nussaume raconte aussi dans son livre une expérience qui marquera particulièrement l'architecte. Andō a treize ans et sa famille décide de faire des travaux dans la maison. Lorsqu'il découvre son habitation sans toit, cet espace pénétré par la lumière provoque chez lui un choc esthétique. « J'ai compris à ce moment-là que la lumière est une chose qui peut toucher le cœur des hommes » explique l’architecte.

 

TADAO ANDO, COURTESY COLLECTION PINAULT – PARIS

 

Travail acharné et passion pour Le Corbusier
Pour saisir les fondements de l'architecture, il se plonge dans les livres et découvre le travail de l'architecte franco-suisse Le Corbusier. À la fin des années 60, il quitte Osaka pour entamer un voyage initiatique qui lui permet de découvrir par lui-même ces bâtiments découverts par l'intermédiaire de photographies. Le Japonais visite alors les créations principales de Le Corbusier et en dessine les plans. 
Son voyage le mène aussi sous la coupole du Panthéon, qui aura une influence décisive sur la suite de son parcours.

De retour à Osaka, autodidacte et rempli d'idées sur ce qu'il a vu en Europe, il ouvre en 1969 sa première agence dans un bureau de 30m2. Le mythe du self-made man est né.

 

Stuart Werde, qui organise la première rétrospective d'Andō au MoMA écrit que l’architecte « intensifie l'expérience de la nature ».

 

Avant d'imaginer les grands bâtiments institutionnels qu'on lui connaît, Tadao Andō travaille sur des maisons individuelles (notamment la célèbre maison Azuma qui lui vaut son premier prix international), dans lesquelles il réfléchit au rapport entre l'homme et la nature et où l'on retrouve déjà ses obsessions : le béton, le verre et les formes géométriques.

« Les premiers projets de Tadao Andō sont autant de prototypes, de tentatives pour créer des espaces qui puissent aider l'Homme à reprendre conscience de lui-même », explique Yann Nussaume. Très critique au début de sa carrière du chaos urbain des grandes villes japonaises, Andō essaie de repositionner l'Homme dans son contexte. Bien que fermées sur elles-mêmes, ses maisons n'isolent pas totalement l'individu de son environnement. L'eau, le vent, la lumière (il place souvent un puits de lumière au milieu de la pièce) sont omniprésents et font évoluer ses constructions au fil des saisons. Stuart Werde, qui organise la première rétrospective d'Andō au MoMA écrit même que l’architecte « intensifie l'expérience de la nature ».

Il mêle une approche très japonaise à des matériaux très robustes et à un sens de l'espace emprunté à ce qu'il a pu voir en occident. Dans le catalogue de l'exposition du MoMA, Kenneth Frampton cite les deux inspirations d'Andō : « la profondeur spirituelle de la culture des bâtiments japonais » et « ses voyages ». « Mes bâtiments sont nés de concepts architecturaux japonais, explique Andō en 2007 à la CNN, mais sont basés sur des méthodes occidentales et utilisent des matériaux occidentaux. »

Andō aime confronter au sein d'un même édifice des dualités : l'orient et l'occident, la solidité (le béton) et la fragilité (le verre), la modernité et la tradition, l'intérieur et l'extérieur, la lumière et l'obscurité.

 

François Pinault et Tadao Ando.
Photo : FRED MARIGAUX 2016. COURTESY COLLECTION PINAULT – PARIS

 

Reconnaissance mondiale
Son travail gagne vite l'intérêt des japonais et de la communauté internationale. Après avoir reçu plusieurs prix au Japon, il expose à Paris (à l'Institut français d'architecture) dès 1982. Le MoMA célèbre son oeuvre en 1991. Le Centre Pompidou lui consacre une rétrospective en 1992.

Il est appelé à Séville pour l'Exposition internationale et décroche un poste de professeur à la prestigieuse université de Tokyo. À mesure que son architecture gagne de nouveaux fidèles, les projets sont aussi de plus en plus importants.

On lui confie des églises où il réfléchit à la foi catholique (la célèbre Église de la lumière à Ibaraki), des musées (le musée d'Art moderne de Fort Worth au Texas ou le musée des Arts chichu sur l'île de Naoshima) ou encore des jardins (les Piccadilly Gardens de Manchester). L'architecte mène toutes ces réalisations d'une main de maître. On le décrit sur les chantiers, un mégaphone à la main, exigeant et en plein contrôle. « On ne peut pas faire de l'architecture tout seul, explique-t-il dans un entretien à Archinect. Pour réussir, il faut que chaque charpentier, chaque plombier, chaque personne sur le chantier
soit en train de faire son propre projet. Quand je vais sur les chantiers, je prends une photo de chaque ouvrier. C'est une manière de dire : nous avons tous un but commun. » Dans son livre, Yann Nusseaume décrit un entretien chez l'architecte et cite la femme d'Andō. « Son épouse le décrit comme une personne au cœur aussi pur que celui d'un enfant rêvant d'un monde meilleur. »

 

« La Bourse de Commerce ainsi revisitée constituera la plus importante réalisation d’Andō en France », Martin Bethenod, DG délégué de la Collection Pinault – Paris.

 

Serait-ce l'âme de cet enfant rêvant d'un monde meilleur qui séduit dans le monde entier ? Son architecture, avec ses questionnements sur la nature et sur la place de l'Homme, fait écho à une réalité très contemporaine. Il est aussi très sensible aux changements climatiques et aux dangers plus politiques qui menacent le monde et notamment les pays européens. L'un des remèdes serait pour lui « la puissance de la culture ». C'est dans l'optique de lui rendre hommage qu'il commence en 2001 une collaboration avec François Pinault. L'architecte est alors sélectionné lors d'un concours international pour construire son musée sur l'île Seguin. Ce dernier ne verra pas le jour mais la relation perdure.

Lorsque l'homme d'affaire et collectionneur français décide de monter son institution à Venise, il fait appel à Andō. Ce dernier rénove d'abord le Palazzo Grassi (2005-2006), puis la Punta della Dogana (2007-2009). Cela lui permet d'entamer un autre dialogue qui le passionne, cette fois entre le passé et le présent. « Je voulais mettre en évidence le charme des lieux en ajoutant simplement quelques nouveaux éléments d'architecture, tout en mettant en valeur le caractère singulier de l'édifice », explique Andō dans sa note d'intention pour la Punta della Dogana. Tout en respectant le lieu, il compose autour de ses obsessions : les formes géométriques, le béton et rend au passage hommage à un Européen, l'architecte vénitien Carlo Scarpa.

 

Punta della Dogana, à venise. Photo : PALAZZO GRASSI/ANDREA JEMOLO

 

« J'ai tenté de provoquer un choc entre l'ancien et le nouveau en insérant un cube de murs de béton à l'intérieur de la structure existante, commente Andō. Cet exercice met en évidence une série de strates historiques qui engendre une vision et une compréhension plus claires de l'Histoire, au lieu de la dissimuler. »

 

On le décrit sur les chantiers, un mégaphone à la main, exigeant et en plein contrôle.

 

La signature du maître, à Paris
En 2016, François Pinault annonce une nouvelle collaboration avec l'architecte nippon qui, avec Pierre-Antoine Gatier, architecte en chef des monuments historiques, Lucie Niney et Thibault Marca du cabinet NeM, va imaginer un écrin d'exception pour la branche parisienne de sa collection.

Au cœur de la Bourse de Commerce, dans le quartier des Halles, Andō a rêvé un cylindre de béton de neuf mètres de haut et trente mètres de diamètre qui vient se fondre dans ce bâtiment historique marqué par des architectes comme Nicolas Le Camus de Mézières, Henri Blondel ou Jacques Ignace Hittorff. « Pour ce projet, Tadao Andō a magnifiquement su à la fois respecter le caractère patrimonial de la Bourse de Commerce restaurée dans son état de 1889 et requalifier les lieux en libérant les espaces annulaires pour les transformer en espaces muséaux de grande qualité » nous explique Martin Bethenod, directeur général délégué de Collection Pinault – Paris. « Tadao Andō a su créer un continuum aussi radical que subtil entre les époques et les fonctions du bâtiment. »

L'édifice s'adaptera aux saisons et au climat. Un retour aux sources pour Tadao Andō qui, alors qu'il n'était qu'un jeune aspirant architecte, arpentait Paris pour percer les secrets de ses bâtiments et qui y avait déjà conçu l'espace de méditation de l'UNESCO en 1995. « Le thème est l'architecture comme trait d'union entre le passé, le présent et le futur » explique-t-il dans le dossier de presse de la Bourse de Commerce. L'occasion aussi pour les Parisiens de découvrir, en plus des accrochages éditorialisés dans les sept espaces d’expositions, l'univers de l'architecte. « La Bourse de Commerce ainsi revisitée constituera la plus importante réalisation d’Andō à Paris et en France, analyse Martin Bethenod. Il me semble donc en effet que le public viendra aussi pour célébrer Tadao Andō et toute la force de sa signature. »

Le futur, l'architecte n'a jamais cessé de l'envisager et ses projets se multiplient. Récemment, il a créé son premier bâtiment à New York, le 152 Elizabeth dans le quartier de Nolita. En 2015, il subit de lourdes opérations suite à un cancer qui l'ont privé de plusieurs organes. Mais comme pour le reste, il ne s'attarde pas sur le sujet et garde son âme de combattant. Tout juste a-t-il commenté son état de santé au Financial Times en expliquant qu'il divisait désormais son temps entre bénévolat, travail dans son cabinet et ses étudiants. Son but ? Former les architectes de demain aux énormes enjeux environnementaux auxquels ils devront faire face. Tout en réussissant, comme leur maître, à faire des habitations futures de véritables oeuvres d'art imprégnées de poésie.

 

Article initialement publié dans le magazine Koï, numéro 6, juillet/août 2018


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