Des rues de Saïgon au bocage bourbonnais

Par Sophie Kloetzli

Décembre 1956. La France ouvrait son Centre d'accueil pour les rapatriés d’Indochine dans un petit village d’Auvergne. Soixante-ans plus tard, les enfants en perpétuent l’histoire en venant s’y réinstaller ou en portant à l’écran le récit de ces destins brisés. 
[Texte : Julie Hamaïde. Photos : Pierre Gautheron].

Il y a cette annonce étonnante sur le site des Gîtes de France, proposant la location d’un coron dans le Bourdonnais, pour découvrir «  un village atypique avec sa pagode  ». Une ancienne habitation ouvrière proche d’un lieu de culte bouddhiste en pleine Auvergne ? Drôle de cohabitation. Pourtant, pour les habitants de ce «  village atypique  », Noyant-d’Allier, cela coule de source. Marqué par l’exploitation minière jusqu’en 1943, et l’accueil d’immigrés polonais, Noyant d’Allier a été le théâtre d’une histoire française encore peu connue : celle de l’accueil des rapatriés d’Indochine. Robert Bernard, né en 1922, racontait en 2012 lors d’une journée de témoignages : «  Je me souviens les avoir vus arriver à la gare. C’était en décembre 1956, hiver terrible, il faisait -25°C aux corons  ». Ces logements, vacants depuis la fermeture des mines de charbon dans la région, ont en effet été mis à la disposition de soldats et fonctionnaires de l’État français, jusqu’alors installés en Indochine et principalement au Vietnam. Ces hommes qui ont servi la France à l’autre bout du monde arrivent alors par centaines, accompagnés de leurs femmes vietnamiennes et de leurs enfants, souvent métisses. Ils transforment le visage de cette commune d’à peine vingt kilomètres carrés, traversée par la rue de la Mine. De la mairie aux corons : un petit kilomètre sur lequel veille ce pommier gigantesque qui a marqué les souvenirs de chacun des habitants de la ville.


La Pagode de Noyant-d’Allier attire aujourd’hui de nombreux touristes.

La culture pour ne pas oublier l’histoire

Cette histoire résonne aussi en Stéphane Ly-Cuong, réalisateur et metteur en scène français. Ses parents ont fait partie de ces couples à qui la France offrait le logis : une cuisine, une chambre, un grenier, un jardin. Il y consacre aujourd’hui un court-métrage saisissant sur ces destins brisés. «  Avant d’écrire ce film, je ne savais pas grand-chose à part que mes parents sont arrivés dans les années 60 et sont restés à Noyant environ deux ans. Mes parents et mes frères et sœurs aînés me racontaient le froid, la promiscuité et la solidarité entre les femmes vietnamiennes.  » Son tournage, qui n’aurait pas pu se faire sans l’aide précieuse de la mairie, vient alors bouleverser le quotidien de Noyant-d’Allier. La salle des fêtes se transforme en cantine pour l’équipe de tournage, la grande maison inhabitée à ses côtés devient un lieu de prise de vue, tout comme la pagode qui a été construite en 1983, à l’autre bout du centre-ville, côté coron.

Hiver rude, accueil rugueux

Entre 1957 et 1965, la population du village s’étoffe considérablement, passant de 1 000 âmes à 2 300 habitants. Guy Dauchat, adjoint au maire de Noyant-d’Allier, se souvient : «  Au début, il y avait un rejet. C’était deux mondes qui ne se mélangeaient pas. La différence de culture était énorme entre ces Bourdonnais disposition de soldats et fonctionnaires de l’État français, jusqu’alors installés en Indochine et principalement au Vietnam. Ces hommes qui ont servi la France à l’autre bout du monde arrivent alors par centaines, accompagnés de leurs femmes vietnamiennes et de leurs enfants, souvent métisses. Ils transforment le visage de cette commune d’à peine vingt kilomètres carrés, traversée par la rue de la Mine. De la mairie aux corons : un petit kilomètre sur lequel veille ce de source, issus du milieu rural, et ceux qui arrivaient : l’élite de l’Indochine qui travaillait pour l’État français  ». «  À Noyant, un de mes premiers souvenirs d’enfance est un choc esthétique très fort en voyant arriver sur la place du bourg des femmes vietnamiennes en tenue traditionnelle  », confiait également en 2012 un autre habitant, Philippe Bogacz. Il faut alors imaginer ce village d’Auvergne envahi en quelques mois de nouveaux résidents, physiquement différents, culturellement aussi. Si les hommes parlaient majoritairement français, beaucoup d’épouses ne s’exprimaient qu’en vietnamien. 

« La différence de culture était énorme entre ces Bourdonnais de source, issus du milieu rural, et ceux qui arrivaient : l’élite de l’Indochine qui travaillait pour l’État français », Guy Dauchat, adjoint au maire. 

À Noyant-d’Allier, tous les enfants étaient scolarisés. Jusqu’à dix-sept classes ont ainsi été ouvertes pour les 700 jeunes rapatriés. «  Au niveau scolaire, il n’y avait pas photo, les gamins d’origine indochinoise étaient plus doués  », concède Guy Dauchat. À ses côtés, le maire Michel Lafay quitte son bureau un instant pour ouvrir le registre des mariages de la ville. «  La première union mixte s’est faite tard, en 1958  ». Le début de l’acceptation et de la mixité. Petit à petit, après les premières rivalités, un élan de solidarité s’est mis en place, avec des collectes de vêtements et de couvertures pour les rapatriés.

Retour vers le passé

Aujourd’hui, les parents rapatriés qui dépassent quatre-vingt-dix ans se font de plus en plus rares. «  Il reste peut être une vingtaine de mamies, qu’on appelle les tatas, explique le maire de la ville. Tous les enfants sont partis vers les grandes villes ou à Paris.  » Cependant, certains n’ont pas oublié leurs racines et ont choisi de reprendre l’habitation familiale, comme ces trois eurasiens, en chemisettes ouvertes sous un soleil de plomb, qui regardent de loin le tournage de Stéphane Ly-Cuong. «  C’est ici chez nous  », nous confie l’un d’entre eux. Joseph Wahrheit, retraité, s’est ainsi réinstallé dans le coron de ses parents, allée des jonquilles. Le long jardin qui séparait à l’époque l’habitation des toilettes est aujourd’hui transformé en généreux potager. La cuisine a été refaite, tout comme les peintures et la déco, même si le carrelage original subsiste. Sur sa terrasse, il se rappelle des bons moments avec ses copains retraités qu’il a connu gamin.

Noyant-d’Allier compte dorénavant 700 habitants, loin du dynamisme d’antan, des trois boulangeries, des nombreux cafés et de la boucherie. Désormais, le maire est à la recherche d’un médecin généraliste, comme dans de nombreux villages en région. «  Ce serait un beau symbole d’avoir un médecin vietnamien  », espère-t-il. À bon entendeur.

Cet article a été publié dans Koï #7, disponible en ligne.


Article précédent Article suivant

Récents