La Grande Vague de Kanagawa, réalisée par Hokusai, donne des envies de mer, de bateau et de montagne. Aujourd’hui, rien de plus pratique pour se rendre dans cette préfecture au sud-ouest de Tokyo que le train, pour échapper aux treize millions d’habitants entassés sur les 2100 kilomètres carrés de la capitale. Une concentration démographique qui nourrit des désirs de week-ends au vert. Les Parisiens ont Deauville, les Tokyoïtes ont Hakone. Nous avons suivi le chemin de fer, « Lost in translation ».
[Texte : Julie Hamaïde. Photos : Mathieu Aghababian]
Hakone est une des régions touristiques les plus connues des Japonais et commence à attirer des visiteurs venus du monde entier. Située à 1h30 du centre-ville de Tokyo, elle est accessible depuis la gare de Shinjuku, où défilent 3,7 millions de voyageurs par jour. Français et Japonais partagent cette culture du voyage en train et le pays du Soleil Levant compte plus de 20 000 kilomètres de voies ferrées. Ici, les compagnies ferroviaires rivalisent d’ingéniosité pour offrir un design luxueux. Les passagers les plus chanceux peuvent ainsi voir se dérouler le paysage, version panoramique, derrière la vitre avant de trains haut de gamme, comme le Romancecar, qui mène tout droit à la gare de Hakone-Yumoto. Les gratte-ciel s’éclipsent alors au profit d’immeubles plus populaires puis de maisons à deux étages avant de voir se dessiner les montagnes. Sur le trajet, le paysage se transforme petit à petit et nous débarrasse du stress de la ville en nous faisant pénétrer dans une nature retrouvée. La végétation envahit peu à peu le bord des voies.
Premier arrêt : Hakone-Yumoto
Cette gare est le centre névralgique des transports de la région. Quelques boutiques de produits locaux entourent la rue principale, d’où partent les bus et les taxis jusqu’aux ryokan et onsen, très répandus dans la région. En effet, Hakone-Yumoto est une station thermale, traversée par plusieurs rivières où les auberges typiquement japonaises rivalisent d’abords somptueux.
À l’intérieur, les couloirs sont tapissés d'une moquette, avant de laisser place à un pas de porte où l’on dépose ses chaussures. Les chambres sont conçues comme de petits appartements, souvent avec un salon, puis une grande pièce couverte de tatamis, quasiment vide. Si une table orne cet endroit le jour, la nuit, seul le couchage y trouve sa place : un matelas fin recouvert d’une couette épaisse emmitouflée dans une housse qui n’en recouvre que les bords. Les Tokyoïtes viennent passer le weekend dans ces établissements qui bénéficient parfois de leurs propres onsen. Ces bains chauds d’eau thermale issue de sources volcaniques, intérieurs ou extérieurs, sont réputés pour leurs vertus thérapeutiques. Une tradition hebdomadaire, voire quotidienne, pour les Japonais qui en raffolent encore davantage en hiver. Les espaces hommes et femmes sont séparés et la nudité est alors de rigueur (à l’exception de certains onsen privés installés au sein même des appartements des plus privilégiés). S’échappant en kimono des chambres de leurs ryokan, les résidants se retrouvent dans ces bains à 40 degrés. Une mince serviette sur la tête leur permet de s’éponger ou de s’essuyer à la sortie. Dans l’eau, quelques murmures, des échanges feutrés et pudiques entre les baigneurs, et une détente assurée.
Trains, bus, télécabines : le tout en un
Dans cette région, le Hakone Freepass, un billet valable deux à trois jours, permet de circuler en toute tranquillité, via huit modes de transports différents. Le voyage en bus jusqu’au lac Ashi est sinueux. Le chauffeur slalome sur une montagne découpée où la flore est dense et la route étroite. Au bout de trente-cinq minutes, la forêt se dissipe et laisse place à une étendue d’eau mythique, d’où l’on peut apercevoir, par temps clair, le fameux mont Fuji. Depuis quelques années, le reflet de l’Enneigé n’est plus le seul à affoler Instagram. Le torii immergé du sanctuaire Hakone-Jinja se retrouve également sur toutes les photos. Ce « portail de la paix » qui sépare le sacré du profane aurait été construit au même moment que le sanctuaire vénéré par de nombreux samouraïs, en 757. Si les touristes font la queue pour la photo, seuls les « clics » de leurs appareils viennent distraire le calme qui y règne. L’eau a ce pouvoir apaisant, renforcé par la forêt de cèdres géants qui mène au sanctuaire. Ces arbres immenses sont ici un peu partout, notamment alignés sur une voie de deux kilomètres et protégeaient, il y a plus de quatre siècles, les voyageurs des intempéries sur l’ancienne route du Tokaido (de Kyoto à Tokyo). Au bout de cette allée de vieux cèdres : l’embarcadère de Hakone Machi-Ko, ses quelques restaurants et ses supérettes Lawson tout droit venues d’outre Pacifique. Les touristes embarquent par centaines dans des ferrys et bateaux effectuant la traversée en trente minutes (comprise également dans le Hakone Free Pass). L’eau est calme et les touristes, principalement asiatiques, prennent en photo les bords du lac : les canaux kitch en forme de cygne qui font le bonheur des enfants et des jeunes couples, les barques de pêcheurs grignotées par l’humidité ou les étudiants en arts qui expérimentent leurs coups de pinceaux.
Le torii immergé du sanctuaire Hakone-jinja.
Au bout de la traversée, le téléphérique attend ses voyageurs. Ses cabines pour quinze personnes tranchent avec les « œufs » des vacances au ski dans les Alpes. Les sièges sont confortables et la machinerie semble ici bien plus silencieuse qu’ailleurs. Les passagers survolent des routes aux virages en épingle et une végétation luxuriante, à hauteur des cimes. Pas de piste de ski de ce côté-ci de la montagne. Parmi les quatre arrêts, celui d’Owakudani est le plus prisé. Pour sa vue sur les carrières de souffre et ses fameux black eggs (œufs noirs). Cuits dans l’eau des sources chaudes locales, ces œufs de poules prennent une couleur noire à la cuisson par réaction chimique. Selon la légende, manger un œuf d’Owakudani prolongerait de sept ans votre vie. Au goût : rien de plus banal qu’un œuf dur lors d’un piquenique estival ! Il faut juste s’habituer aux fumées de souffre qui ont envahi l’endroit.
Jardin précieux et art à ciel ouvert
Le téléphérique s’arrête à la gare de Sounzan, où l’on vient découvrir le parc de Hakone Gora. Plus vieux jardin à la française du Japon, ce parc a été créé en 1914 et recèle mille et une merveilles. Réputé pour son feuillage d’automne et ses érables cuivrés, il vaut le détour toute l’année. Initialement construit pour la classe bourgeoise, il accueille plusieurs serres, dont une tropicale et une autre dédiée aux bougainvilliers. En pleine floraison, l’espace devient alors un tableau de couleurs aux touches fragiles. Ce parc abrite également la maison de thé Hakuun-do, où l’on déguste un authentique thé au matcha à même le tatami. Il se boit ici tiède et amer, dans un bol rempli au tiers et préparé derrière un paravent. Jardin de roses, pivoines, fontaine gigantesque et ateliers d’artisanat complètent ce tableau d’une grande richesse, où l’on passerait facilement deux à trois heures de son temps.
Le parc de Gora. Entre jardin à la française et esthétique japonaise.
Un nouveau tour en train nous emmène à la station Chokoku-no-mori. Elle se trouve à quelques minutes à pied du musée en plein-air de Hakone. Fondé en 1969, il fut le premier musée à ciel ouvert du Japon, réunissant autour de cent vingt œuvres d’art moderne et contemporain. Une invitation aux connaisseurs mais aussi aux novices, qui pourront découvrir le parc en famille grâce à certains espaces dédiés aux enfants, comme cette structure en bois qui abrite un fi let géant qui sert de cachette, ou ce bain d’eau thermale où l’on peut se tremper les pieds en profitant d’une vue sur les œuvres exposées. L’élégante Sculpture symphonique, de Gabriel Loire est une tour aux vitraux multicolores que l’on découvre de l’intérieur. Henry Moore, Antoine Bourdelle, Ossip Zadkine, Auguste Rodin ou Niki de Saint Phalle ont tous leur place ici. Tout comme La Sphère dans la sphère, de l’artiste italien Arnaldo Pomodoro, dont on retrouve d’autres versions partout dans le monde comme au Vatican, à New York ou encore à Dublin. Cerise sur le gâteau : un pavillon entier dédié à Pablo Picasso a été logé au fond du parc qui lui sert d’écrin. Il réunit trois cents œuvres de l’artiste : peintures, sculptures, céramiques, dessins, tapisseries, mais aussi quelques photos en noir et blanc retraçant la vie de l’artiste.
Sur les voies, d’Odawara à Oyama
Au bout des rails, le château d’Odawara off re une image encore différente de la région. Construit durant l’ère Edo, il bénéficie d’une vue imprenable sur la baie de Sagami et son musée intérieur saura ravir les japanophones. En effet, le Japon n’est pas encore totalement passé à l’anglais. Face au château superbement entretenu : un musée sur les samouraïs où l’on superpose son refl et aux tenues ancestrales et l’on se délecte devant une animation très réussie sur la vie d’un guerrier. En remontant vers Tokyo, direction le Mont Oyama. Le Guide Vert Michelin d’Odawara. lui a accordé une étoile, ainsi que deux à la vue panoramique qu’il off re sur toute la région. Une fois arrivés à la gare Isehara, les voyageurs – très équipés pour la randonnée – se pressent en ligne pour attendre le bus qui les mènera aux pieds de l’allée Koma-Sando.
Pratique : La compagnie Japan Airlines, primée compagnie aérienne la plus ponctuelle en 2017 (!) propose des vols quotidiens depuis Paris, vers Tokyo. Conseil : préférez l’aéroport Haneda, plus proche du centre-ville que Narita. Des navettes seront à votre disposition pour rejoindre plusieurs points stratégiques à Tokyo, notamment celles de la compagnie Limousine Bus.
S’amorce un mince passage fait de plus de trois cents marches, entouré d’échoppes, qui mène au funiculaire. Cette remontée mécanique, qui semble tout droit sortie d’une autre époque, est bien nécessaire pour gravir près de trois cents mètres de dénivelé en seulement six minutes. La vue sur les rails plongeant dans la verdure est alors à couper le souffle et les quelques enfants se pressent à l’avant du wagon pour se faire une frayeur. À l’arrivée, le bâtiment secondaire du sanctuaire Oyama-Afuri-Jinja est une première étape, alors que la randonnée n’a pas encore démarré. On y remplit les gourdes d’une eau de source, jaillissant de la bouche d’un dragon, à même le sanctuaire. Autrefois dédié à la divinité de la pluie, on y prie cette fois-ci pour que la météo soit clémente. À gauche du bâtiment principal, les premières marches raides soufflent les ambitions des derniers hésitants. Si la randonnée d’une heure et demie nécessite une bonne condition physique, il n’est pas rare de croiser sur le chemin des personnes âgées et des groupes scolaires. Les marches laissent rapidement place à un chemin de roches, qu’il faut quasiment escalader à certains endroits, entre deux pauses à l’ombres des arbres ou lorsque la vue est dégagée sur le mont Fuji. Jusqu’au sommet, vingt-huit plaques sont installées et permettent aux marcheurs (qui savent lire les kanjis) de faire le décompte. Le long du parcours, ceux qui arrivent et repartent se saluent d’un « Konichiwa », réduit à « ‘chiwa » par les écoliers turbulents. Tout là haut, à plus de 1 200 mètres d’altitude, un temple plus rustique accueille les randonneurs essoufflés qui s’arrêtent généralement pour le pique-nique. À l’heure du déjeuner, le sommet est ainsi pris d’assaut par les réchauds et casse-croûte. La descente, tout de même plus facile, passe par un belvédère et la discrète cascade Niju no taki. Il est temps de retrouver l’agitation de la ville. Sagami-Ono nous tend les bras pour offrir un repos intermédiaire l’espace d’une nuit, avant de retrouver la bouillonnante capitale.
Ce reportage a été publié dans Koï #6.