Adoptés en Asie, ils ont grandi en France

Par Sophie Kloetzli

Quel regard portent les adoptés sur leur pays de naissance et comment vivent-ils cette double identité ? Nous sommes partis à leur rencontre.

Une métaphore revient souvent dans la bouche des adoptés, non sans ironie : celle de la « banane », jaune à l’extérieur, blanche à l’intérieur. Cette image, popularisée par la bande dessinée Banana Girl (2017, éd. Steinkis) de la dessinatrice française d’origine hongkongaise Kei Lam, exprime bien le décalage qu’il peut y avoir entre leur apparence physique et la culture française, occidentale, dont ils se sont pleinement imprégnés. De fait, les adoptés ne prennent en général conscience de leur identité asiatique qu’à travers le regard des autres.

Être asiatique dans le regard des autres
« On me renvoie en permanence à mon image d’Asiat en France », confie Simon*, 22 ans, originaire de Hô Chi Minh-Ville. « Je suis une grande imposture : je ressemble à un Viet mais j’ai une culture française très développée, j’ai grandi en France. » « Tout est dans le regard des autres », confirme Louise**, une étudiante de 23 ans née dans la même région et arrivée en France à l’âge de deux mois. « On me demande très souvent d’où je viens, c’est une question très ancrée dans la culture française », poursuit-elle. « Parfois, j’en ai un peu joué, en répondant que je suis Française, avant de préciser mes origines vietnamiennes. »

 

Simon et ma mère adoptive,
de retour au Vietnam pour chercher sa petite sœur.

 

La plupart du temps, c’est à l’école qu’émerge cette conscience de l’altérité. Originaire de Corée du Sud, Christelle Pécout, 42 ans, évoque un « racisme d’ignorance » plutôt qu’un « racisme agressif », alimenté par des remarques du type : « J’aimerais bien avoir tes cheveux » ou « Vous, les Asiatiques, on ne sait jamais quel âge vous avez ». Simon, lui, ne compte plus le nombre de fois où on l’a comparé à Bruce Lee ou Jackie Chan. Louise, qui a également été confrontée au racisme « bête et méchant » de ses camarades de classe, se souvient des regards inquisiteurs des passants lorsqu’elle donnait la main à sa mère aux yeux bleus et cheveux châtains.

Une situation qui a néanmoins évolué avec l’âge : « Je suis habituée à être la seule personne de couleur depuis toujours et je le vis très bien au contraire : je cultive et assume cette différence, d’autant que j’ai eu la chance de faire des études dans un milieu très ouvert [la communication digitale] ». Originaire du Vietnam, Guyda*, 47 ans, a quant à lui eu la chance de grandir dans une école et un quartier multiculturel de province, où se côtoyaient des gens de toutes les origines – bien que, concède-t-il, les stéréotypes aient la vie dure.

 

Simon et son père adoptif,
de retour au Vietnam pour chercher sa petite sœur.

 

Se sentir asiatique
Si à la sempiternelle question « D’où viens-tu ? », Louise aime répondre dans un premier temps « française », c’est avant tout parce qu’elle se retrouve dans les valeurs républicaines : « se reconnaître comme étant Française, c’est très fort. C’est compliqué pour moi de m’identifier comme étant 100% asiatique parce que je ne connais pas le Vietnam. Mais je suis fière de mes origines, il n’y a pas de problème par rapport à ça », souligne-t-elle.

Christelle préfère se décrire comme « Asio-française » : « J’ai toujours eu conscience de cette identité, mais ce n’en est qu’une parmi d’autres : je suis française, asiatique, adoptée, autrice de bandes dessinées, féministe, militante syndicaliste », mais aussi membre du conseil d’administration de Racines Coréennes (une association fondée en 1995 réunissant des adoptés d’origine coréenne en France pour favoriser les rencontres et organiser, entre autres, des voyages en Corée) et du cercle asio-militant en France – l’une des rares adoptés à en faire partie.

Guyda, lui, a été sensible au clip « Asiatiques de France » (2017), qui mettait en avant la diversité des identités asiatiques dans l’Hexagone. Installé à Lyon depuis une dizaine d’années, il y déplore néanmoins la sous représentation des Asiatiques par rapport à la capitale. « J’ai voulu reprendre des cours de vietnamien l’année dernière mais j’ai arrêté après deux cours », raconte-t-il avant d’admettre son malaise : « J’ai du mal à m’immerger dans ma culture asiatique. Je suis tellement français que j’ai un peu le cul entre deux chaises ».

 

« Je suis une grande imposture », Simon, né au Vietnam, pleinement français.

 

À cela s’ajoute aussi « la peur d’être rejeté par une communauté », étant donné qu’il ne parle pas la langue et qu’il n’a jamais vécu au Vietnam. « Contrairement aux deuxièmes et troisièmes générations, les adoptés, nous, n’avons aucune culture asiatique : celle qu’on a, on se l’est fabriquée. Ça nous met face à notre propre déracinement », analyse Christelle Pécout. Un héritage qui est parfois vécu comme un fardeau, en témoigne Simon : « Je suis un gamin à qui on n’a pas laissé le choix. Les Occidentaux qui viennent chercher des enfants en Asie parce que c’est un pays pauvre, ça me gêne un peu. Mais ils m’ont offert une vie que je n’aurais pas eue si j’étais resté au Vietnam... »

Cette quête identitaire surgit le plus souvent à l’adolescence, et constitue un processus sinon douloureux, du moins très intime. Il arrive que les adoptés n’en parlent pas même à leurs proches ; dans la famille de Simon, qui a aussi une sœur adoptée du Vietnam, l’adoption est restée un sujet un peu tabou. Né pendant la guerre, Guyda a aussi grandi avec un silence autour de ses origines, inévitablement liées à des souvenirs pénibles.

 

« Au fond de moi, j’avais toujours espéré avoir peut-être une famille quelque part qui m’attendait », Louise, arrivée en France à deux mois.

 

Si ses parents l’initient très tôt à l’aïkido, provoquant une passion durable pour les arts martiaux, et qu’ils cuisinent régulièrement vietnamien à la maison, l’acceptation de son identité asiatique pendant l’adolescence est loin d’aller de soi. Quant à Louise, elle préfère garder pour elle ses doutes, ses angoisses et ses espoirs, bien que ses parents aient toujours été très transparents avec elle.

« Quand tu es ado, tu as envie de tout remettre en question. Au fond de moi, j’avais toujours espéré qu’il y ait des personnes qui pensent à moi, que j’avais peut-être une famille quelque part qui m’attendait. Je crois que j’attendais un miracle », se souvient la jeune femme avant d’esquisser un sourire annonciateur de la suite, plus lumineuse, de son histoire. À l’été de ses dix-neuf ans, elle reçoit un message sur Facebook d’un jeune homme qui s’avère être... son frère biologique. Ce dernier, suppose-t-elle, a dû enquêter auprès des bonnes sœurs de son orphelinat ou de la vieille dame qui avait fait la liaison entre sa famille adoptive et sa famille biologique à l’époque. Un « coup de tonnerre » qui n’est pas sans rappeler les retrouvailles euphoriques de deux jumelles d’origine coréenne adoptées dans deux familles différentes, et qui ont fait l’objet du documentaire Twinsters (2015).

 

Le colis que Louise a reçu de sa famille vietnamienne pour le Têt. 

 

Louise apprend alors qu’elle est la cadette d’une fratrie de huit enfants, et que ses parents, incapables de subvenir à ses besoins, ont dû la mettre à l’orphelinat. Depuis, elle communique régulièrement avec deux de ses frères, et ils se sont même envoyé un colis pour le Têt cette année.

 

« Contrairement aux deuxièmes et troisièmes générations, les adoptés, nous, n’avons aucune culture asiatique : celle qu’on a, on se l’est fabriquée », Christelle Pécout.

 

Renouer avec son identité
Qu’il se concrétise ou non, le désir de se rendre dans leur pays d’origine finit toujours par se manifester. Il suffit parfois d’un déclic : dans le cas de Christelle Pécout, c’est la K-Pop, à laquelle elle consacre sa bande dessinée K-Shock (2016, éd. Glénat), qui l’amène tout droit à Séoul en 2015.

Photographe de métier, Guyda est retourné au Vietnam en 2012 pour y réaliser un reportage: « Je fais de la photo depuis l’âge de vingt ans. Pour moi, c’était important de ramener des images. C’est aussi une façon de réécrire mon histoire, d’exprimer ma vision du Vietnam. » Sur place, il se lance sur les traces de son passé, jusqu’à l’orphelinat où il a été adopté. « Ça a été essentiel dans ma vie : je sais maintenant d’où je viens, car j’ai pu voir, sentir, toucher ma culture. Mais ce n’est pas pour autant que j’avais envie de m’installer là-bas. »

Même désir viscéral chez Louise, qui envisage un voyage au Vietnam après ses études : « La pièce manquante du puzzle se trouve là-bas », estime-t-elle. C’est du moins ce que semble confirmer l’expérience de Guyda, ainsi que de Simon, qui « se sent Asiat depuis qu’il est revenu au Vietnam l’année dernière », et qui s’intéresse à présent davantage à la culture vietnamienne, précise-t-il en évoquant la pièce de théâtre SAIGON.

 

« La pièce manquante du puzzle se trouve là-bas », Louise, qui attend de finir ses études pour retourner au Vietnam.

 

Sur place pourtant, la barrière de la langue, mais aussi les différences culturelles, compliquent l’identification des adoptés à leur pays d’origine. De retour en Corée, Christelle Pécout confie s’être sentie comme une Française, une « étrangère », incapable de répondre quand on lui adressait la parole dans la rue.

Simon, lui, parle une nouvelle fois d’une sensation d’« imposture ». Cependant, nuance-t-il, « je me suis senti chez moi là-bas : croiser des gens qui me ressemblent, ça ne m’était jamais arrivé ! » Mais ce n’est pas pour autant qu’il s’est lancé à la recherche de sa famille biologique : « Je n’ai pas encore trouvé le courage de demander le dossier à mes parents. J’y retournerai quand j’aurai le temps et l’argent, dans une démarche de retrouver ma famille. »

 

Christelle Pécout avec quelques photos de sa famille. 

 

Christelle, qui n’a pas non plus cherché à retrouver ses proches en Corée, estime qu’elle n’a « pas de manque à combler à ce niveau-là. » À quarante-deux ans, c’est une vraie question qui se pose pour sa génération : « Si je veux le faire, je devrais m’en occuper bientôt, sinon ça risque d’être trop tard... » Guyda, quant à lui, a été déçu car beaucoup de documents ont été détruits pendant la guerre, archivés ou rendus inaccessibles.

Dans le cas de Louise, c’est le contact – virtuel – avec sa famille biologique qui a été déterminant. « Je m’intéresse à ce qu’ils aiment, quelle musique ils écoutent, et je leur montre aussi des choses de Paris », explique-t-elle avant d’évoquer le lien religieux qui la lie à sa famille vietnamienne, très croyante. Bien qu’elle se considère comme athée, il lui arrive de poser une bougie dans une église en pensant à eux.

Son désir de renouer avec ses racines se heurte toutefois à son besoin de protéger sa famille française, qu’elle craint de vexer, voire de trahir. « J’attends d’être indépendante, d’avoir un boulot. J’envisage même de tout plaquer ici et d’aller vivre là-bas. Je n’ai pas besoin d’habiter en France pour me sentir française. La notion de frontière me paraît absurde : je suis une enfant de partout et nulle part... »

*Les noms de famille ont été retirés à la demande des intervenants.
**Le prénom a été modifié à la demande de l’intervenante.

Article initialement publié dans le magazine Koï, numéro 5, mai-juin 2018.


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