Hom Nguyen, artiste aux mille traits

Par Sophie Kloetzli

Le peintre autodidacte d'origine vietnamienne Hom Nguyen a su imposer son style instinctif. 

L’atelier où Hom Nguyen nous accueille est un joyeux désordre dans lequel les tubes de peinture et les giclées de couleur qui habillent le sol bétonné laissent deviner l’intensité de sa créativité. « Je suis quelqu’un de très spontané, confie-t- il. Quand je peins, c’est parfois violent, parfois super drôle, et parfois triste. »

Le résultat ? Des toiles gorgées de vie, dans lesquelles il tente de « saisir l’humain ». Les visages et les quelques mains qu’il dessine sont faites de « lignes de vie », de trajectoires. « J’y retrouve parfois des lignes de métro », s’amuse-t-il tout en expliquant que ce sont tous ces trajets, ceux du quotidien comme ceux, plus ardus, de l’immigration, qui nous définissent.

 

L'artiste Hom Nguyen dans son atelier. 

 

Justement, son itinéraire à lui sort de l’ordinaire : né dans la capitale française en 1972 de parents qui ont fui la guerre au Vietnam, rien ne le prédestinait à exposer aux quatre coins du monde.

 

Ses lignes sont des trajets, ceux du quotidien comme ceux, plus ardus, de l’immigration, qui nous définissent.

 

À côté de tous ces faciès débordants de couleurs qui s’entassent dans son atelier, son visage paraît étonnamment serein. Cigarette à la bouche, il fait les cent pas dans un classique jean–T-shirt et des baskets éclaboussées de peinture. Malgré son succès, celui qui cite volontiers Pollock et Giacometti parmi ses inspirations n’a rien perdu de son humilité, ni de son sens de l’humour.

Lignes de vie ascendantes
Lorsqu’on lui demande comment il est devenu artiste, il commence par répondre que « c’est un peu l’histoire de Cosette ». Des Misérables, il a en effet connu les galères sans nom, une enfance pas comme les autres, marquée par l’accident de sa mère qui la rend paraplégique et le décès de son père alors qu’il n’était encore qu’un adolescent. « On a mangé des cailloux toute notre vie. Le rêve de ma mère, c’était que je devienne chauffeur de taxi, vous imaginez socialement déjà ? »

 

« Au fil des années, j’ai attrapé la maladie du dessin »

 

Le dessin, malgré les encouragements de ses professeurs à l’école, ne constitue guère une voie envisageable. Il enchaîne donc les petits boulots tout en continuant à griffonner : « Au fil des années, j’ai attrapé la maladie du dessin. Je crois que ça s’est fait naïvement, comme sur des tables ou dans des coins de cahiers, sans trop y penser ». Un goût des couleurs qu’il apprend dès son enfance, lorsqu’il traverse régulièrement Paris en roller, du 15e au 18e arrondissement, pour aller voir un ami proche de ses parents. C’est dans ces trajets qu’il apprend les « couleurs de la vie », couleurs qu’il projettera plus tard sur ses toiles.

 


Tableau de l'artiste Hom Nguyen. 

 

Le déclic se fait autour de 2008-2009, au moment du décès de sa mère, alors qu’il travaille dans une boutique de chaussures et qu’il découvre la magie de la coloration sur cuir. Il se met à dessiner sur les souliers, à créer des textures, à les graver. Un cordonnier du 15e y voit les prémices d’un succès phénoménal, « démesuré », et il lui consacre une vitrine dans sa boutique. « Les gens achetaient mes dessins à travers les chaussures », analyse-t-il. Encouragé par les ventes, il se met spontanément à travailler sur de grandes toiles, sans jamais prendre un seul cours de dessin. Un atout selon lui : « J’ai une chance, je ne suis pas de l’académie : je n’ai pas de code. T’as la matière et tu t’éclates ».

Aidé par les vertus du « gribouillage » auquel il associe toutes sortes de techniques (acrylique, huile, pastels...), il procède à tâtons pour faire émerger des visages et des silhouettes souvent parcellaires. L’objectif étant de faire participer le spectateur à la construction du sens, comme s’il lui proposait une esquisse : « À toi d’imaginer le reste, de le reconstituer ». Il n’y a que lui et son impérieux besoin de s’exprimer. D’ailleurs, quand on interroge Meriem, le mère de ses deux enfants, sur son activité, elle rectifie immédiatement : « Ce n’est pas une activité mais le sens de sa vie. Il a besoin de se rendre à l’atelier tous les jours, de relâcher tout ce qu’il a emmagasiné depuis son enfance ».

Fausse extraversion
Il n’y a qu’à le regarder peindre pour s’en rendre compte. « Il y a des jours où il est en hyper-communication, il travaille avec la même musique en boucle, comme s’il était en transe, décrit-t-elle. Parfois, il est dans sa bulle : la terre pourrait s’effondrer à côté de lui qu’il ne s’en rendrait pas compte. »

L’art est pour lui « une thérapie », « un exutoire », voire un combat avec lui-même. C’est sans doute la raison pour laquelle il se met depuis peu à verser dans l’abstrait, plus propice à l’expression d’une émotion brute : « C’est mon propre miroir quelque part ». Une philosophie qu’il met en oeuvre à l’hôpital Pitié Salpêtrière, en animant des ateliers de peinture pour des enfants de l’unité psychiatrique. « Je me reconnais un peu dans ces gosses. Quand t’es gamin, et que socialement t’es différent — en tout cas pour moi, ça a été le cas — t’es un peu dans le mensonge, t’essaies de raconter des histoires pour être comme les autres. »

L’artiste a passé l’âge de vouloir séduire à tout prix. « Je ne suis pas là pour plaire, j’ai juste besoin que ça me plaise à moi. J’ai tendance à faire l’inverse de ce que me suggèrent les galeristes, c’est-à-dire de la couleur, des jolies nanas ou des gens très connus. » Ce n’est pas nécessaire puisque ses toiles suscitent déjà la convoitise de collectionneurs du monde entier.

 


Tableau de l'artiste Hom Nguyen. 

 

Axel Marchand, conseiller en patrimoine artistique, ne cesse de s’émerveiller du succès de ce « monument de l’art contemporain français » sur le marché. « Sa technique est moderne mais, chose rare à mon sens dans la création contemporaine, ses oeuvres sont structurées et équilibrées, analyse-t-il. Si le chemin le plus court entre deux points est la ligne droite, ses trajectoires sont les plus longues de l’histoire de l’art pour arriver à une telle harmonie. »

L’artiste évoque ensuite sa présence importante sur les réseaux sociaux depuis qu’il a commencé à peindre. Grâce aux réseaux, il a réussi à se faire connaître suffisamment pour ne pas avoir à aller démarcher auprès des galeries. Maintenant qu’il a acquis une renommée, le réseau social est plutôt un moyen de partager quelque chose et de se sentir proche de ses fans, même s’il se décrit lui-même comme un « faux extraverti ». « T’es dans l’observation comme dans un bunker, avec juste de quoi voir ce qu’il se passe à l’extérieur. » 

L’art de la transmission
Ses lignes de vie finissent toujours par revenir à ses origines. « Ce parcours, je le dois déjà au voyage de ma mère, à cette forme d’intégration, d’immigration, parce qu’elle s’est intégrée et qu’on a eu une super terre d’accueil en France, précise-t-il. Quand je parle de la traversée de ma mère, je parle en fait de la traversée de tous les Asiatiques ou de tous les étrangers arrivés dans un pays. »

Il n’est donc guère étonnant que l’immigration ait imprégné son art, consciemment ou non. Lorsqu’on lui demande pour quelle raison les visages qu’il dessine ont souvent des traits asiatiques, il paraît soudain hésitant : « Ce n’est pas voulu, ça me dépasse. J’imagine que ça se fait naturellement ». Parfois, ça se fait même indirectement.

 

« Ce parcours, je le dois déjà au voyage de ma mère, à cette forme d’intégration, d’immigration »

 

Au début de sa carrière de peintre, il n’était pas rare que l’artiste dresse le portrait de stars qui l’avaient marqué, comme Michael Jackson. « J’ai aussi fait des portraits de gens que ma mère aimait, et ça donnait finalement son portrait à elle », explique-t-il en évoquant son tableau de Gainsbourg qu’il a représenté, pour en restituer le regard de fumeur, « avec de la nicotine, tout jaune ». Il s’agit donc d’exprimer une filiation, et d’ailleurs, un autre terme central revient toujours dans ses paroles : « transmission ».

« Mon histoire passe à travers celle de mes ancêtres », souligne Hom Nguyen en expliquant la symbolique des mains, qu’il représente régulièrement dans ses tableaux. « Elles contiennent les lignes de la vie, ce qu’on a vécu. J’ai plus tendance à faire des mains de vieux que de bébés, car il y a plus de vie à travers celle qui a vécu, et cette main veut tout dire quand elle s’ouvre. »

Ce désir de parler d’intégration est très conscient, à l’instar du projet de street art dans le 13e arrondissement dans lequel il souhaite parler « de ce partage, cette union sacrée entre la France et l’Asie ». Il confie en outre passer beaucoup de temps dans ce quartier parisien tout en rejetant toute forme de « communautarisme ». Cette thématique de l’intégration ne lui est pas nouvelle, en témoigne sa série Inner Cry [Cri intérieur, ndlr], dans laquelle il dessine des visages dont la bouche est absente, pour suggérer à la fois leur mutisme et la puissance de leur désir de communiquer. Une manière de dépeindre la situation des immigrés qui débarquent dans un pays sans en connaître la langue, mais aussi tout ce que l’on peut dire d’un simple geste ou d’un regard. Ou en l’occurrence d’un trait de pinceau, a-t-on envie d’ajouter en contemplant ses toiles.

Article initialement publié dans le magazine Koï, numéro 4, mars-avril 2018.


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