Diaspora ouïghoure à Paris : la sauvegarde d'une identité en péril

Par Sophie Kloetzli
Photo de Thomas Morel-Fort

Coupés de leur religion et de leur langue en Chine, les Ouïghours font (sur)vivre leur culture à l’étranger. À Paris, des cours pour les enfants assurent la relève, et la communauté peut renouer avec son identité, plus proche de la Turquie que de l’empire du Milieu.

Dans une salle de classe, quelques fillettes remuent les bras et le haut du corps en rythme, les yeux rivés sur la maîtresse, dont elles tâchent d’imiter les mouvements. Les leurs sont parfois timides et désordonnés, mais elles s’appliquent, portées par les sonorités orientales qui emplissent les lieux — de la pop ouïghoure, nous précise Thomas*, un doctorant qui anime les cours de culture et de langue destinés aux enfants de cette communauté turcophone venue de la région autonome du Xinjiang, au nord-ouest de la Chine, où elle est persécutée. Sa particularité : la pratique de l’islam (sunnite), largement majoritaire au sein de cette ethnie, mais minoritaire dans le pays.

 

Sa particularité : la pratique de l’islam (sunnite), largement majoritaire au sein de cette ethnie, mais minoritaire dans le pays.

 

Assis sur une chaise à côté, deux garçons observent, papotent et échangent des blagues ; ce sera bientôt leur tour de rejoindre la danse. Et pas n’importe laquelle : en ce samedi, les enfants préparent leur spectacle en vue de Norouz, une fête traditionnelle célébrée en Iran, en Turquie et en Asie centrale pour marquer le début du printemps.  « C’est l’occasion pour les Ouïghours de France de se rencontrer. C’est aussi un peu l’équivalent d’une kermesse, où les parents peuvent voir les progrès qu’ont faits leurs enfants », indique-t-il.

Répartis dans deux classes d’une dizaine d’élèves tout au plus, les plus petits (moins de cinq ans) répètent à voix haute le nom de fruits correspondant aux images qu’une prof fait défiler sur son Smartphone, tandis que les grands (six à dix ans), plus studieux, exercent leur écriture en recopiant dans leur cahier les caractères arabes qui s’affichent sur le tableau.

Pendant ces deux heures de cours, pas un mot de français : seule leur langue maternelle est autorisée. « On leur apprend aussi les expressions du quotidien, la manière dont ils doivent s’adresser aux autres, comment on sert le thé, ou encore comment tenir les instruments de musique traditionnelle », ajoute ce jeune prof volontiers joueur et complice avec les écoliers.

 

 

Sauvegarder la culture
Derrière ces moments de jeu et d’étude, une urgence : perpétuer la culture ouïghoure à l’extérieur des frontières chinoises, où elle est aujourd’hui en danger. C’est ce dont nous discutons avec la sociologue Dilnur Reyhan avant de rejoindre les élèves, qu’elle confie aux enseignantes après quelques étreintes affectueuses.

Cela fait déjà plusieurs années que cette professeure de ouïghour à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) a initié ces cours du week-end à Paris. « Le but est de créer un environnement où les élèves peuvent pratiquer la langue et multiplier les rencontres avec les autres enfants », souligne Waris Janbaz, en charge des cours organisés au Centre culturel Anatolie, où une trentaine d’enfants ouïghours se rend tous les dimanches. Avant d’admettre « qu’entre eux, ils ont tendance à parler plutôt en français ».

« À la maison, nous essayons, ma femme et moi, de parler le plus possible en ouïghour. Nos filles comprennent la langue, mais la plupart du temps, elles préfèrent répondre en français », abonde Balati, un père croisé dans les couloirs pendant les cours.

 

« Depuis 2002, les universités ouïghoures, puis les lycées, collèges et écoles maternelles ont progressivement fermé en Chine. »

 

Entre intégration dans le pays d’accueil et sauvegarde de la culture d’origine, la tâche n’est pas toujours aisée pour ces parents trentenaires.

Arrivés dans le courant des années 2000 avec un visa étudiant, ils constituent aujourd’hui le gros de la communauté ouïghoure dans l’Hexagone, estimée à mille individus (ce qui inclut un certain nombre de réfugiés venus un peu plus tard, pour des raisons politiques). « Les cours pour les enfants sont un bon début, mais ce n’est pas encore suffisant, pointe Alim Omer, président de l’Association des Ouïghours de France, lorsque nous le rencontrons au Centre culturel Anatolie. Depuis 2002, les universités ouïghoures, puis les lycées, collèges et écoles maternelles ont progressivement fermé en Chine. Les enfants peuvent continuer à parler la langue, mais ils n’apprennent plus à l’écrire. Au moins, ici, nous pouvons les éduquer comme nous le souhaitons. »

Déterminée, Dilnur Reyhan ne compte pas s’arrêter en chemin : en 2019, elle avait lancé une campagne de financement participatif en vue de la création de l’Institut ouïghour d’Europe, à Paris. Cours de langue et de culture pour petits et grands, traduction de la littérature ouïghoure en français et colloques internationaux seront au menu de ce lieu « dédié à la défense de la culture et de la langue ouïghoures » et « ouvert à tous », annonce-t-elle.

 


Alim Omer, président de l’Association des Ouïghours
de France, au Centre culturel Anatolie.

 

Renouer avec l'identité orientale
Bien sûr, tout ne s’apprend pas dans les salles de classe. La pratique de l’islam, par exemple, est davantage une affaire de famille. « L’école pour les enfants est laïque, mais nous encourageons les parents à transmettre la religion à la maison », détaille Waris Janbaz, qui se dit « peu pratiquant » : « Je vais à la mosquée deux fois par an, à l’occasion des grandes fêtes comme l’Aïd et le Ramadan. »

Ce qui est déjà bien plus que ne peuvent se permettre actuellement les Ouïghours restés en Chine, où des témoignages de personnes qui ont séjourné dans les « camps de rééducation », recueillis par des ONG et médias occidentaux, ont révélé que se rendre à des prières collectives, posséder une édition du Coran non approuvée ou encore enseigner l’islam à des enfants pouvaient être des motifs de détention.

« J’ai commencé à apprendre à faire la prière quand je suis arrivé à Lyon il y a une douzaine d’années, avec les Turcs, témoigne ainsi Alex*, un étudiant en doctorat que nous rencontrons dans un restaurant ouïghour très fréquenté par la communauté dans le 12e arrondissement. Aujourd’hui, je vais de temps en temps à la mosquée le vendredi, à la Grande Mosquée de Paris, ou à la mosquée turque à Strasbourg- Saint-Denis. »

Ce quartier, parfois surnommé « Little Istanbul », est un point de rencontre des communautés turque et ouïghoure, dont la langue et la culture sont voisines. « L’objectif du gouvernement chinois est de remplacer notre identité orientale, turque, musulmane, par une identité chinoise », poursuit l’étudiant, un chapeau noir carré brodé de fil d’or (doppa) vissé sur la tête.

« Nous, les Ouïghours, ressemblons plutôt à ça ! », s’exclame-t-il en pointant le mur derrière lui, où est imprimé un tableau populaire représentant des chants et des danses traditionnelles ouïghoures, appelés muqam.

Sur le qui-vive
Bientôt, un fumet de viande accompagnant l’arrivée de brochettes d’agneau épicées et d’un grand plat de toho kormisi, constitué de nouilles plates et de morceaux de boeuf, embaume la pièce. « Les plats ouïghours se basent sur la cuisine d’Asie centrale, notamment ouzbèque, mais ils sont plus variés, et incluent des influences chinoises, comme la sauce soja. Ils sont d’ailleurs très appréciés par les Chinois », dévoile Omar*, gérant du restaurant.

 

« J’étais censé rentrer chez moi après mes études, mais mon père m’a laissé un mot sur WeChat en me disant de ne pas revenir, et m’a supprimé de ses contacts »,

 

Un moment de convivialité qui ne parvient pas à éclipser tout à fait leurs préoccupations. « Avec toutes les mauvaises nouvelles que nous recevons, notre psychologie est détruite », confie Alex pendant le repas, l’air soudain plus sombre. Les galères administratives (surtout depuis 2017, lorsque l’ambassade de Chine a cessé de renouveler les passeports), les difficultés à joindre leurs proches restés dans le Xinjiang et les craintes de représailles sur ces derniers sont des sujets de discussion récurrents.

« J’étais censé rentrer chez moi après mes études pour travailler, mais mon père m’a laissé un mot sur WeChat en me disant de ne pas revenir, et m’a supprimé de ses contacts », confie par exemple Omar, désormais rattaché à sa culture, mais coupé des siens.

*Les prénoms ont été modifiés.

Article publié dans le numéro 16 de Koï, spécial religion.


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