Boxe thaï : au cœur des clubs d'Île-de-France

Par Sophie Kloetzli
Photo de Thomas Morel-Fort

Sport national en Thaïlande, la boxe thaï fait aussi de nombreux adeptes en France. Reportage. 

Droite, gauche, kick, crochet... Les coups fusent avec une agilité et une discipline qui rappellent par moments celle de la danse. Ils sont une soixantaine ce soir à s’entraîner dans le gymnase aux côtés d’une poignée de compétiteurs rassemblés sur le ring.

Après l’échauffement, les élèves, parés de gants de boxe et de protège-dents, s’associent en duos pour réviser leurs enchaînements dans une atmosphère de sueur et de concentration. Rouge, or, bleu, vert, rose... les couleurs vives de leurs shorts traditionnels satinés accompagnent des gestes rapides. Le coach, lui, slalome entre les boxeurs, les observe et les corrige, tandis que les combats se font de plus en plus vifs et bruyants, entre les cris, les chutes occasionnelles et les sessions de pao, sortes de boucliers de frappe dans lesquels résonnent leurs coups.

 

Au RM Boxing, les nak muay les plus aguerris s'entraînent sur le ring.

 

Nous sommes au RM Boxing à Saint-Ouen (93), à mille lieues du pays de naissance de la boxe thaïlandaise (ou muay thaï). C’est ici, dans cette salle réputée, que se sont formés de nombreux champions français depuis 1992. Les murs du gymnase sont tapissés de photos de leurs exploits. En tout, ils auraient remporté plus de deux cents titres. Il faut dire que cet art martial, toujours aussi populaire dans son pays d’origine, est désormais bien implanté dans l’Hexagone. En témoigne la prolifération de clubs et de tournois en région parisienne, à l’instar du Gala Kerner initié par Guillaume Kerner, l’un des combattants occidentaux de muay thaï les plus connus.

 

« C’est un sport complet »

« Mental de muay thaï »
« Mental de muay thaï, en paix avec moi-même, là où règne le K.O... » Arrivée en France dans les années 1970, la boxe thaï s’est frayée un chemin jusque dans la culture urbaine. Et on retrouve, dans ces paroles tirées d’une chanson des rappeurs Booba et Ali, une motivation souvent formulée par les jeunes boxeurs : celle de « se défouler » et de « se dépasser », bref d’atteindre une forme d’ « équilibre ». Plus encore, « c’est un sport complet », répètent-ils, pragmatiques. Il autorise aussi bien les coups de poings que les coups de pieds, de genoux et de coudes.

 

Les champions Florent Louis-Joseph et Mathieu Guevara,
un soir à la Belle Équipe.

 

« Il y a un côté art martial, lointain, atypique et spectaculaire », suggère pour sa part Karim Aliouane, qui a ouvert La Salle dans le 17e arrondissement de Paris il y a quatre ans, pour expliquer l’engouement suscité par le muay thaï. Cet ancien champion du monde passé par le RM Boxing encourage ses élèves à regarder des vidéos de combats de boxe en Thaïlande.

Il n’est pas rare que les plus curieux lui posent des questions sur les traditions qui imprègnent la pratique de cet art martial, comme le ram muay, la danse rituelle exécutée avant les compétitions. Interrogés sur leurs idoles, les jeunes boxeurs citent systématiquement des noms thaïlandais, comme celui de Saenchai, considéré comme l’un des meilleurs combattants (ou nak muay) de tous les temps. « C’est un technicien », justifie Sofiane, vingt-huit ans, élève au RM Boxing.

 

« J’entends parfois des personnes qui craignent que ça rende les gens violents, mais c’est tout le contraire »

 

Clichés violents
Mélange d’art et de sport donc, la boxe thaï ne laisse s’exprimer qu’une violence contrôlée, encadrée par des règles et un esprit de fair-play. « J’entends parfois des personnes qui craignent que ça rende les gens violents », souligne Rachid Saadi, le fondateur du RM Boxing. « Mais c’est tout le contraire : on transmet des valeurs de discipline, de non-agressivité et de respect. On a même aidé certains jeunes à sortir de la délinquance... », précise ce coach dont la salle se situe en Zone de Sécurité Prioritaire (ZSP), et qui a entraîné des détenus en prison dans un objectif de réinsertion.

Mais au-delà de sa philosophie, c’est la pratique du muay thaï qui a changé depuis quelques années. À la Belle Équipe, dans le 10e arrondissement parisien, le co-fondateur et ex-champion du monde Julien Quentin évoque les nouvelles méthodes pédagogiques qui accordent davantage d’importance à la sécurité. Jambières, protège-dents et coquilles de protection des parties intimes sont de rigueur. « Ici, on ne se blesse jamais ! » assure-t-il.

 

C'est dans ce club réputé de Saint-Ouen que se sont formés
de nombreux champions français.

 

Très loin du cliché d’un sport ultra-violent confiné à un milieu masculin, le muay thaï compte de plus en plus de femmes parmi ses adeptes. Si des cours leurs sont réservés dans le planning de la semaine, certaines n’hésitent pas à rejoindre les sessions d’entraînement commun, où la présence masculine reste majoritaire. Les boxeuses de la Belle Équipe, à l’instar de Macicilia, trente ans, championne de France de muay thaï en classe C (amateurs) et issue du MMA (arts martiaux mixtes ou free-fight), n’ont pas froid aux yeux. « J’ai besoin d’être canalisée, et la boxe me donne un équilibre au quotidien », confie-t-elle, l’air déterminé.

 

« Pour les Thaïlandais, la boxe est un métier, pas un loisir »

 

Tout comme en Thaïlande ?
« Pour les Thaïlandais, la boxe est un métier, pas un loisir », affirme Julien Quentin. Une différence qui se répercute forcément dans la manière de pratiquer la boxe, et que l’on sent bien en poussant la porte de salles comme la Belle Équipe. Ce charmant petit club de muay thaï parisien à la déco intimiste se veut aussi un « lieu de vie » - avec bibliothèque et boissons à l’entrée - où l’on peut venir dans une optique de « bien-être » et de « développement personnel », pour faire de la boxe bien sûr, mais pourquoi pas aussi discuter de ses projets professionnels et de sa vie privée.

C’est tout le sens de ses cours particuliers et « semi-collectifs » (limités à quinze personnes), souligne le co-fondateur. Ce qui n’empêche pas de former des professionnels. Entre les murs du club, les amateurs côtoient pendant certains cours communs des compétiteurs aguerris, comme le champion du monde et d’Europe 2018, Mathieu Guevara, et le champion de France 2018, Florent Louis-Joseph.

 

Quelques femmes parmi les adhérents. 

 

« En France, le muay thaï est davantage perçu comme un sport de combat que comme un art martial », poursuit Julien Quentin avant d’évoquer les détails techniques qui distinguent les boxeurs français et thaïlandais. « On est moins axés sur les spécificités de la boxe thaï comme le corps-à-corps, et davantage sur les percussions. » Enfin, le rituel du ram muay, obligatoire en Thaïlande et rarement enseigné en France, instaure un état d’esprit particulier avant les affrontements.

De Paris à Pattaya
Passage obligé pour tous les nak muay désireux de franchir l’étape supérieure, les camps d’entraînement en Thaïlande attirent de nombreux Français - près d’un millier chaque année, peut-être même davantage, selon Rachid Saadi - rêvant de se faire un nom dans la discipline, ou simplement de vivre une expérience et de découvrir le pays. La France serait même l’une des nations les mieux représentées parmi les étrangers qui fréquentent ces camps, qu’ils soient amateurs ou professionnels. De Chok-Dee (2005) à Une prière avant l’aube (2018), les films nous ont habitués au parcours du boxeur occidental fraîchement débarqué sur les rings thaïlandais, qui doit se battre pour mériter sa place.

En réalité, les étrangers y sont généralement les bienvenus, en partie parce qu’ils apportent de l’argent au club. Andrea, vingt-cinq ans, raconte son séjour de quelques mois dans le camp où s’entraîne aussi Petchboonchu, un champion thaïlandais qu’il admire particulièrement. « En allant sur place, on peut établir un vrai lien avec nos idoles. On est même devenus amis ! », explique cet élève de la Belle Équipe qui a dû renoncer à une carrière de boxeur pour poursuivre ses études. « Là-bas, il y a un camp de boxe tous les deux kilomètres, et on peut participer à beaucoup plus de combats qu’en France », ajoute-t-il, enthousiaste.

 

Au RM boxing à Saint-Ouen.

 

Mais ces camps n’ont rien d’une colonie de vacances. « Douche froide, entraînement dès 6h du mat’ toute la journée, sieste et rebelote le soir... » : Karim Aliouane a passé deux mois dans un camp d’entraînement « à l’ancienne » dans la province de Bangkok, et en garde un souvenir très dur. Le seul moyen sans doute de se mettre dans la peau d’un « vrai boxeur thaïlandais » et de faire le poids face aux nak muay locaux sur le ring.

Preuve que les Français percent de plus en plus en Thaïlande, le fondateur du RM Boxing a ouvert son propre camp à Pattaya en 2008. « J’étais l’un des premiers en France à le faire. Depuis, certains de mes anciens élèves ont fait de même », détaille Rachid Saadi avec fierté. Pas de doute, l’histoire du muay thaï porte désormais aussi les couleurs de la France.

Article initialement publié dans le magazine Koï, numéro 8, novembre/décembre 2018


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