Née en Corée du Sud avant d’être adoptée en France, Fleur Pellerin, la boss de Korelya nous reçoit dans son bureau parisien, chaleureuse et sans tabou.
En quoi cela était une évidence pour vous de créer cette passerelle entre l’Europe et la Corée du Sud via Korelya ?
Cela n’avait rien d’une évidence. Je n’avais pas l’intention de créer un fonds d’investissement. Lorsque j’étais ministre du Numérique, j’essayais de donner le meilleur environnement possible pour que les start-up françaises ou européennes puissent croître et concurrencer un jour les géants de la tech qui sont aujourd’hui majoritairement américains ou chinois. Je me disais qu’il y avait sans doute des freins à la croissance de nos entreprises, alors que nous avons des atouts très complémentaires avec d’autres pays. Peut-être qu’en combinant nos forces, à travers des investissements financiers, du transfert de technologie, des partenariats business, nous arriverons à renforcer nos acteurs économiques et créer des champions régionaux voire mondiaux.
Nous sommes partis du pari, avec le fondateur de Naver [moteur de recherche coréen comparé à Google, NDLR] avec qui j’avais cette discussion, que le retard relatif d’un certain nombre de pays pouvait peut-être être comblé en créant ce pont entre l’Europe et l’Asie.
Fleur Pellerin dans ses bureaux à Paris, 2019.
Ces opportunités existaient-elles auparavant ?
Sans doute, mais les opportunités il faut savoir les saisir et les faire fructifier. Depuis une dizaine d’années, j’ai constaté qu’il y a des entrepreneurs plus matures, pas au sens de l’âge mais plutôt de l’ambition, de leur volonté de se lancer à l’international. On a de plus en plus de jeunes qui imaginent un chemin vers la réussite, plus entrepreneurial qu’une carrière dans une entreprise prestigieuse. J’ai fait une école de commerce dans les années 1990 et je me souviens qu’il y en avait peu qui voulaient créer leur boîte. Peut-être qu’il n’y avait pas suffisamment de role models auxquels s’identifier.
« J’avais envie que la France continue à être ce pays où l’on peut partir du bas de l’échelle et réussir à aller jusqu’au sommet de l’État ou de l’élite économique. »
Petit retour sur votre parcours : en 2002, vous vous engagez dans la campagne de Lionel Jospin. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’aller en politique ?
J’avais fait la campagne des législatives en 1997 déjà, donc c’est un engagement ancien, lorsque j’étais étudiante. Je pense que j’avais des convictions socialistes, de gauche, fortes, avec une forme de progressisme assez libéral sur le plan économique. J’avais envie de défendre ce pays et ces principes, c’est la raison pour laquelle j’ai eu envie de m’engager, basée sur des convictions telles que l’égalité des chances, le renouvellement des élites, de redistribution de la solidarité...
C’est pour cela que vous avez été aussi présidente du Club XXIe siècle ?
Aussi, oui. Il y a beaucoup de cohérence entre mon parcours associatif et mon engagement politique. C’était une façon de rendre à la République un certain nombre de choses. De rendre à d’autres la chance dont moi j’avais eu le sentiment de bénéficier en ayant un parcours méritocratique alors que je venais d’un milieu pas du tout favorisé qui ne me prédestinait pas à faire l’ENA ni à devenir membre du gouvernement. J’avais envie que la France continue à être ce pays où l’on peut partir du bas de l’échelle et réussir à aller jusqu’au sommet de l’État ou de l’élite économique.
« Il est évident que je n’ai pas du tout le même rapport à la Corée qu’un étranger. Je ne suis pas juste une touriste lorsque je vais en Corée. »
Dans un portrait du journal Libération, il est inscrit que votre reconversion tient plus de l’aventurière pragmatique que de la tourmentée de la filiation. Car avec Korelya vous vous tournez vers la Corée du Sud, où vous êtes née. Êtes-vous d’accord avec cela ?
Complètement d’accord. Les gens vivent diversement leurs origines, notamment quand ils ont été adoptés. Moi je suis arrivée très jeune en France, à six mois, je n’ai jamais eu ni curiosité généalogique, ni de problème avec ça. En revanche, il est évident que mon retour en Corée du Sud, assez tardif car j’y ai remis les pieds en 2012, s’est fait dans des circonstances exceptionnelles [Une visite gouvernementale]. Ces circonstances, très médiatisées, m’ont peut-être empêchée de vivre pleinement cette expérience personnelle. Par contre, c’est depuis ce moment-là, et parce que je suis retournée en Corée probablement une vingtaine de fois et que j’y ai des amis, que je me suis intéressée à la situation politique. Il est évident que je n’ai pas du tout le même rapport à la Corée qu’un étranger. Je ne suis pas juste une touriste lorsque je vais en Corée. Evidemment il y a quelque chose de plus fort, un peu indescriptible, qui me relit à ce pays, ne serait-ce que par le regard que portent les Coréens sur moi. Depuis que j’y retourne régulièrement, il s’est noué quelque chose de plus subtil et plus fort que ce que j’avais ressenti la première fois que j’y ai remis les pieds. Par ma notoriété, j’ai attiré aussi beaucoup de contacts que je n’aurais pas eus si j’étais inconnue. Je n’aurais pas eu cette chance si je n’avais pas été membre d’un gouvernement. Ce n’est pas un trauma ou une blessure que je répare, c’est plutôt de l’ordre de la découverte et de l’émerveillement.
« J’ai conscience que j’ai une trajectoire de vie et de carrière qui peut ouvrir des horizons à des gens pour qui ce n’est pas facile de se projeter dans une carrière politique ou entrepreneuriale. »
Lorsque vous étiez au gouvernement, vous avez été assez épargnée par les réflexions racistes. Ne pas trop vous interroger vous-même sur votre rapport à la Corée a-t-il été un atout ?
Je ne sais pas, je pense que c’est aussi probablement parce que je suis assez imperméable. Je pense que lorsque vous êtes sensible aux trolls, à la critique, il faut vraiment faire un autre job car nous sommes exposés en permanence. Quand vous y êtes assez imperméable, les gens doivent le sentir d’une manière ou d’une autre et vous attaquent peut-être moins. Finalement, moi je suis allée en Corée la première fois parce que j’étais ministre du Numérique, il y avait une visite d’État à préparer. Je n’ai pas du tout outrepassé le rôle qui était le mien au sein du gouvernement pour régler un problème personnel ou l’utiliser pour ma communication. Si le public, les médias, avaient eu le sentiment que j’utilisais ma position pour créer un lien avec la Corée qui n’était pas en relation avec mes attributions ministérielle, je pense que je me serais exposée à la critique et à juste titre. Sur le racisme, je suis assez imperméable. Je pense que les Asiatiques y ont été plutôt moins exposés que les gens d’Afrique du Nord ou les Africains traditionnellement. Il y a eu à un moment un regain parce que c’était politiquement incorrect de se moquer des Maghrébins ou des Africains, et on avait l’impression en revanche qu’on pouvait se moquer des Asiatiques en permanence et qu’il n’y avait pas tellement de gens pour prendre leur défense. Il y a eu une forme de racisme un peu décomplexé mais je n’en ai pas tellement souffert. Même s’il y a eu parfois des attaques de ce type ça m’est passé au dessus de la tête.
Aujourd’hui vous aimeriez apprendre le coréen. C’est une question de business ou plutôt personnel ?
C’est plutôt personnel car je sens bien que ça m’apporterait quelque chose en plus dans ma compréhension du pays, dans la façon que j’ai de me lier aux gens sur place. Maintenant, c’est un investissement, un peu comme me mettre au sport… À partir d’un certain âge c’est plus compliqué et lorsque vous bossez beaucoup c’est un peu difficile de trouver le bon moyen d’être efficace. Cela fait toujours partie de mes bonnes résolutions : j’ai téléchargé une appli, Assimil m’a envoyé des manuels pour apprendre, j’ai acheté des cahiers, mais je dois dire que pour l’instant je ne suis pas très fière de mes résultats.
Vous avez évoqué les role models dans l’entreprenariat français. Avez-vous conscience d’être un role model pour de nombreuses jeunes femmes d’origine asiatique en France ?
On me l’a dit plusieurs fois mais j’ai beaucoup de mal à me voir moi-même comme role model, car ce n’est pas mon tempérament. Cependant, j’ai conscience que j’ai une trajectoire de vie et de carrière qui peut ouvrir des horizons à des gens pour qui ce n’est pas facile de se projeter dans une carrière politique ou entrepreneuriale. Je pense que pour les femmes les role models sont très importants, c’est la raison pour laquelle pendant longtemps nous nous sommes censurées, empêchées d’aborder telle carrière ou tel secteur, parce qu’il n’y avait pas de précurseurs. Moi je crois beaucoup en la vertu de l’exemple et j’ai conscience de ne pas faire assez pour partager mon expérience et essayer de désinhiber ou créer des déclics chez les jeunes filles. C’est le cas aussi en Corée, à ce qu’on m’a dit, où il est difficile pour les femmes d’avoir une carrière. Je n’ai pas vraiment de bande passante pour ça ni trop de temps, mais je pense qu’à un moment j’aurais envie de partager ça et de profiter de l’image que je peux avoir pour aider les jeunes femmes à briser le plafond de verre. Je pense que dans un futur pas trop lointain je ferai quelque chose dans ce domaine-là.
Article initialement publié dans le magazine Koï, numéro 12, juillet-août 2019.