Thierry Marx : empreint d'Asie

Par Julie Hamaïde
Photo de Samuel Kirzsenbaum

Ado, Thierry Marx rêvait de judo. C’est finalement la cuisine qui lui fait toucher les étoiles et s’envoler pour l'Asie.

Aujourd’hui à la tête du restaurant Sur Mesure au Mandarin Oriental à Paris (deux étoiles au guide Michelin), le chef s’attache à transmettre son savoir-faire — notamment à travers l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie — et la philosophie, souvent mal comprise, à l’oeuvre dans la cuisine japonaise.

Nous l’avons rencontré en 2020 dans son loft parisien, bercé par de la musique classique, entre cuisine ouverte, tenues de samouraï et jardin sur le toit.

Votre première rencontre avec l’Asie s’est faite à travers le judo. Que vous a apporté cette discipline ?
Ça a été un cadre éducationnel. Je suis sorti du collège très tôt, j’ai dû être viré à treize ans. C’est à cet âge-là que je commence le judo sérieusement, au club de Champigny-sur-Marne (94). Là-bas, nous étions empreints du fantasme du Japon, du samouraï, des arts de combat ultimes qui étaient forcément japonais. Ça m’a donné confiance en moi, mais surtout, ça m’a extrait de la cité. Entre copains, nous allions aux compétitions et nous nous entraînions mutuellement dans cette dynamique. Nous voulions devenir des super judokas, des champions. Plus tard, j’ai découvert le Japon et les arts martiaux plus en profondeur. J’ai fait ma propre analyse de ce que j’avais fantasmé quand j’avais treize-quatorze ans.

 

« Le judo m’a donné confiance en moi, mais surtout, ça m’a extrait de la cité. »

 

Avec le judo, vous apprenez la règle des 3 « M » : mimétisme, mémoire, maîtrise. Est-ce quelque chose que l’on peut appliquer aussi à la cuisine ?
Pour moi, ce sont les trois piliers fondateurs de la transmission. La transmission, ce n’est pas de la mise en conformité, c’est devenir un role model. Moi, j’essayais de refaire les mouvements de mes professeurs de judo mais comme je n’avais pas la même corporalité, je les modifiais forcément un peu. Derrière cette règle des 3 « M », il y a aussi l’idée qu’il faut faire pour apprendre. Le tuto sur Internet, ça ne fonctionne pas, les histoires de samouraï vues au cinéma non plus. Il faut faire pour comprendre : on n’est plus dans le « comment » on le fait, mais « pourquoi » on le fait. C’est ce qui fait la beauté du geste. Un geste beau est un geste utile. Cela marche aussi en cuisine, bien sûr.

 

« Il y a des fois où l’on arrive quelque part et on se dit : c’est cette culture-là qui me convient. Pour moi, c’était évidemment le Japon. »

 

Par la suite, vous voyagez beaucoup en Asie. Qu’en retenez-vous ? Vous disiez dans une interview que vous vous étiez détaché de la viande là-bas.
Je me suis détaché de la viande et je me suis rapproché de la spiritualité (le bouddhisme, le shintoïsme...). Il y a des fois où l’on arrive quelque part et on se dit : c’est cette culture-là qui me convient. Pour moi, c’était évidemment le Japon. J’aime ce pays qui n’a pas de conflit entre tradition et innovation, mais j’ai aimé aussi la Thaïlande, la Birmanie (pas le régime mais le pays et ses paysages), le Laos, le Cambodge... Ce sont des pays qui se bétonnent trop en ce moment mais je me suis dit : « C’est l’Asie, c’est ce continent-là qui me convient ».

 

Le chef Thierry Marx chez lui, à Paris, en 2020. 

 

On voit beaucoup d’Asie dans la gastronomie française aujourd’hui.
Le danger est le mimétisme, cette espèce de copyright permanent : ce qui serait japonais serait formidable, ce qui serait asiatique serait génial...

C’est d’ailleurs très présent dans les émissions culinaires comme Top Chef...
Ce qui frise vite le ridicule. Si vous comprenez la cuisine asiatique, notamment japonaise, vous savez que l’objectif est de donner un confort de dégustation au produit tout en restant au plus près de son goût original. Donc si vous travaillez en France, vous n’avez aucun intérêt à faire un bouillon de bonite séchée (katsuobushi) par exemple. Il vaut mieux avoir un ventre de thon issu de la pêche côtière du pays basque. Le problème en France est que l’on fait des raccourcis, des court-circuitages permanents de ce que l’on croit être la cuisine japonaise. Celle-ci est tout d’abord d’une très grande diversité, mais elle est avant tout basée sur trois piliers : le geste (la coupe), le feu (l’intensité de cuisson) et le temps (le temps pour faire et le temps de la saisonnalité). Il s’agit de donner de la mémoire à l’éphémère. Ce sont des cuisines empreintes de spiritualité. Le problème aujourd’hui est que tout est image. On ne consomme plus de la cuisine, on consomme des chefs. Sur Instagram, les photos sont quasiment toutes les mêmes. Les chefs auteurs se raréfient, justement parce qu’il leur manque souvent les bases.

 

« Mes jeunes collaborateurs essaient de me faire plaisir en me ramenant des choses du Japon qu’ils ne comprennent pas toujours. »

 

Cette appropriation esthétique et « instagrammable » de la cuisine japonaise, l’avez-vous vu arriver en France ?
Oui, je l’ai vu arriver à travers les sushis, les kaiseki. C’est nier 40 % de la cuisine japonaise, qui est plutôt de l’izakaya, soit une cuisine familiale, de bistro. Monsieur et madame Tout-le-monde ne se lèvent pas tous les matins pour aller manger des sushis chez Jiro [considéré comme un des meilleurs maîtres sushi au monde, NDLR] : c’est un produit rare, onéreux. Au Japon, il n’y a pas de conflit entre le beau et l’utile. Si ça « matche » aussi bien avec la culture française, c’est parce que pendant des décennies, des siècles même, c’était la même chose en France, notamment dans la cuisine et l’architecture du XVIIIe et du XIXe siècle. Ainsi, les Japonais ne se sentent pas dépaysés en France, et inversement. Chez nous, ça s’est un peu érodé, mais les Japonais ont gardé l’esthétisme comme quelque chose d’important. Dans l’Éloge de l’ombre (1933), Jun’ichirō Tanizaki le dit très clairement : la cuisine, ça se regarde, ça se médite, ça se mange. Si vous prenez un plat de Jacques Maximin, Alain Chapel, Joël Robuchon ou Pierre Gagnaire, c’est la même chose : on ne dégrade pas ce que la nature nous a donné.

 

« Le problème en France est que l’on fait des raccourcis, des court-circuitages permanents de ce que l’on croit être la cuisine japonaise. »

 

Vous avez également découvert Hong Kong lors d’une escale pour l’Australie. Qu’est-ce qui vous a captivé là-bas ?
C’est un endroit dont j’avais rêvé. Je me souvenais d’un film avec Paul Meurisse [Le Monocle rit jaune, 1964], avec Aberdeen Bay qui était encore dans les joncs. Quand je suis arrivé à Hong Kong, tout était comme je l’avais rêvé : le bordel organisé, les arômes... J’habitais sur Kowloon, je me déplaçais en Silver Star pour aller travailler. J’allais me balader dans cette moiteur, cette folie qui ne s’arrête jamais. J’étais dans ma ville, quoi. J’ai découvert la cuisine chinoise, comment on faisait les dim sum. C’est aussi là-bas que j’ai appris le tai-chi.

Tous ces voyages en Asie et ces expériences semblent gravés en vous. Vous travaillez aussi avec des baguettes, ou c’est une légende ?
Au Japon, on n’avait pas le droit de toucher la marchandise avec les mains. Moi qui étais occidental, j’avais l’habitude de le faire. Un jour, mon chef me dit : fais comme tout le monde, prends tes baguettes pour toucher la viande. J’ai gardé ce réflexe comme une espèce de prolongement de mon majeur et de mon index. Je trouve ça plus délicat pour toucher les produits, et je n’ai jamais les mains sales !

Sur la carte de votre restaurant, on retrouve du bœuf wagyu, du bento sucré, du pigeon sakura… Vous avez donc conservé les influences japonaises dans le palace hongkongais où vous travaillez.
Je les conserve parce que je pense que je dois diffuser maintenant, à l’âge que j’ai, cette culture du Japon et de la coupe prestige. Mes jeunes collaborateurs essaient toujours de me faire plaisir en me ramenant des choses du Japon qu’ils ne comprennent pas toujours. Le cerisier japonais, c’est bien, mais il ne faut pas oublier que nous avons le cerisier de Normandie... Je leur dis que la seule base qui va porter cette création, c’est cette maîtrise du geste, du feu et du temps.

Article initialement publié dans le magazine Koï, numéro 19, novembre-décembre 2020.


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