Ces chefs asiatiques étoilés en France risquent l’expulsion faute de visa, malgré leur excellence gastronomique.
Novembre 2019, à l’occasion d’un événement promotionnel organisé par la préfecture japonaise de Tokushima qui s’est tenu dans l’enceinte du restaurant étoilé Erh, nous rencontrons le jeune chef — lui aussi étoilé — du restaurant Ken Kawasaki. Ce nom est celui du père fondateur de l’établissement dont le fils, Ryohei Kawasaki, se tient là devant nous. Les cheveux châtains, les lèvres pincées, le regard légèrement fuyant de timidité, Ryohei Kawasaki a repris les rennes de la cuisine un an seulement après l’ouverture du restaurant en 2016. Dans le capharnaüm festif de cette présentation des produits de Tokushima, les yeux du jeune chef regardent le sol. Une des journalistes présentes nous introduit et nous explique qu’il doit quitter le territoire à la fin du mois et laisser son restaurant étoilé derrière lui car son renouvellement de visa n’a pas été accordé.
Ce chef étoilé doit quitter le territoire à la fin du mois car son renouvellement de visa n’a pas été accordé.
Comment un chef ayant reçu la reconnaissance suprême de l’un des guides gastronomiques les plus anciens et célèbres au monde, référence absolue dans la culture française, pourrait-il tout abandonner car son visa lui a été refusé ? Cette simple idée atterre la bonne majorité de ceux qui apprennent la nouvelle.
Ryohei Kawasaki devait quitter la France le 24 novembre 2019. « Devait », car son histoire a ému son entourage professionnel. Sa carte de séjour temporaire, d’une validité de trois ans, arrivant à expiration, le chef et son équipe ont donc déposé une demande de visa de travail classique. Cette procédure, qui requiert du temps, de l’argent et également quelques connaissances administratives a abouti à un refus, laissant Ryohei Kawasaki désemparé, avec pour seul horizon la date de fin de validité de son titre de séjour.
Une situation à laquelle tous les restaurants sont confrontés
Bien que cette histoire semble personnelle et unique, d’autres chefs étrangers exerçant dans des restaurants étoilés en France ont-ils été confrontés à cette même situation ? Très vite, sans aucun tabou, des cuisiniers de haut vol, originaires d’Asie, se confient. L’un, désormais à la tête de son propre restaurant étoilé, avoue avoir travaillé sept ans au sein de cuisines deux ou trois étoiles, sans aucun visa. Il préfère d’ailleurs garder son anonymat.
Le chef d'un restaurant étoilé, avoue avoir travaillé sept ans au sein de cuisines deux ou trois étoiles, sans aucun visa.
Une autre, Ayumi Sugiyama, à la tête du restaurant Accents, récompensé d’une étoile par le Guide Rouge depuis 2019, cheffe pâtissière de ce même établissement, n’arrive pas à recruter au Japon car toutes les demandes de visas ont été refusées.
Ayumi Sugiyama, cheffe pâtissière du restaurant étoilé Accents.
Photo : Florian Domergue
Tomy Gousset, qui a vu lui aussi son restaurant Tomy & Co se voir décerner une étoile la même année, se confiait alors en 2020 sur ce même sujet : « À une période, il y avait beaucoup de Japonais dans les cuisines, aujourd’hui de moins en moins. Déjà qu’on a vraiment du mal à recruter du personnel qualifié... »
Il nous apprend que la plupart des cuisiniers asiatiques qui exercent dans ses trois restaurants parisiens sont arrivés en intégrant une école de cuisine française : « Ferrandi, le Cordon Bleu, Ducasse... » Une autorisation provisoire de séjour (APS) leur permet de travailler à la fin de leurs études, durant une année, dans le même secteur d’activité, lorsqu’ils sont titulaires d’un master 2 ou d’un diplôme technique professionnel équivalent. C’est à la fin de cette année que l’employeur peut demander un changement de statut (d’étudiant à salarié) auprès de la direction du travail.
Pour ceux dont le diplôme n’est pas équivalent au master 2, un changement de statut est possible, mais il y a un délai de quelques mois pour se faire. Tomy Gousset nous confie : « Je n’ai pas pu faire le renouvellement pour une de mes pâtissières, une Coréenne, car je ne pouvais pas me passer d’elle pendant deux mois ».
La fausse bonne idée du visa vacances-travail
Ayumi Sugiyama quant à elle comptait sur les visas vacances-travail de ses nouvelles recrues. Selon elle, ce type de visa est le plus utilisé en France par les cuisiniers japonais, bien qu’il soit de plus en plus difficile à obtenir.
« Ces candidats asiatiques qui veulent travailler dans des restaurants étoilés vont apprendre la cuisine française et la faire rayonner dans leur pays. C’est tout à notre honneur de les accepter »
« Une fois le visa vacances-travail refusé, on ne peut plus demander un visa étudiant. » Ainsi, trois jeunes cuisiniers japonais qui étaient prêts à venir travailler pour elle en France ont vu leurs demandes refusées. « J’entends beaucoup de restaurants à qui la même chose est arrivée. Je trouve cela très bizarre... Je ne me limite pas à la nationalité, je publie des annonces mais je ne trouve pas d’autres candidats à la hauteur », explique-t-elle. Elle poursuit : « Ces candidats asiatiques qui veulent travailler dans des restaurants étoilés vont apprendre la cuisine française et la faire rayonner dans leur pays. C’est tout à notre honneur de les accepter ».
Emmanuel (qui ne souhaite pas communiquer son nom de famille), est un personnage incontournable dans les demandes de visas de travail. Formaliste, il aide les restaurateurs à remplir et déposer leurs dossiers. Selon lui : « Si un dossier est bien constitué, il passe. La langue a ses subtilités, toutes les administrations ont leurs subtilités et les cuisiniers sont des cuisiniers ». Lui n’a pas été témoin de refus massifs.
Ryoko Sekiguchi, traductrice, poétesse, autrice, spécialiste de la gastronomie [Son portrait est à retrouver dans le numéro 8 de Koï, NDLR] nous confirme : « Si vous contactez dix chefs ou commis japonais, vous tomberez au moins sur trois qui avaient ou ont ce problème... »
Le chef étoilé Tomy Gousset, du restaurant Tomy & Co. Photo : Guillaume Lechat
Les restaurateurs qui se confrontent à ces situations ont pourtant une autre carte à jouer : celle du visa de travail classique, plus coûteux et plus « à risque ». À la suite de ces démarches, si elles sont bien validées, le salarié peut éventuellement démissionner et même chercher un autre employeur. Tomy Gousset en a fait l’expérience avec un cuisinier japonais qui a choisi de retourner chez lui au bout d’un mois seulement, pour des raisons familiales.
Dernière solution : travailler sans visa
Pour Ayumi Sugiyama, « on peut trouver du travail sans visa, même dans les restaurants étoilés ». Si elle préfère rester dans la légalité, d’autres ont déjà fait preuve de moins de rigueur.
Ryohei Kawasaki avait finalement trouvé une solution. Avec l’aide du maire du 18e arrondissement de Paris qui compte deux restaurants étoilés, des professionnels de la cuisine et de la presse, il a déposé une ultime demande de visa Passeport Talent auprès de la préfecture, qui a finalement accédé à sa requête. Face à nous, courant 2020, il sortait alors d’une jolie pochette noire en papier son précieux sésame et nous le tendait. Date de fin de validité : décembre 2024. Depuis, il est retourné au japon où il continue d'exercer dans la préfecture d'Oita.
Ayumi Sugiyama nous confiait à l'époque : « S’il continue à tenir son restaurant, il fait tourner l’économie. Sans visa, il n’y a pas de restaurant et pas de travail pour quiconque ».