Françoise Huguier : son enfance au Cambodge, ses voyages en Asie

Par Julie Hamaïde

Intarissable d’anecdotes sur ses voyages professionnels, la photographe nous reçoit chez elle, entre ses bibelots rapportés de reportages.

À huit ans, alors qu’elle vivait sur la plantation de caoutchouc de ses parents au Cambodge, elle est enlevée avec son frère par un commando communiste du Viêt Minh. Ils sont gardés captifs afin d’être échangés contre des prisonniers mais seront finalement relâchés sans contre partie. Ils passeront huit mois dans la jungle, affaiblis par la faim, le paludisme et les piqûres d’insectes.

Cinquante-ans plus tard, la photographe française y est retournée et s’est livrée dans une autobiographie parue en 2005 chez Actes Sud, J’avais huit ans. Clope sur clope et dans un franc-parler décomplexé, elle nous raconte ses souvenirs liés au Cambodge et son regard sur l’Asie d’aujourd’hui.

 

Portrait de Françoise Huguier par Cyril Zannettacci. 

 

« Jusqu’à mes huit ans, je restais à la plantation lorsque je n’étais pas au Couvent des Oiseaux de Dalat, chez les bonnes sœurs. »

 

Les premiers paysages sur lesquels vous avez posé les yeux sont ceux du Cambodge, puisque vous y êtes arrivée bébé, à un an. Quels en sont vos souvenirs ?

La jungle. Et les plantations de caoutchouc, industrielles, avec des arbres alignés et leur sève qui coule tous les jours. Au Cambodge, les saigneurs [ceux qui entaillent le tronc pour en récolter la sève, ndlr] venaient principalement du nord du Vietnam. Toutes les plantations avaient ce qu’on appelait un « club », institution rapportée par les Anglais, avec une piscine, un billard, une bibliothèque, où se retrouvaient les planteurs. Pas les saigneurs, évidemment. Jusqu’à mes huit ans, je restais à la plantation lorsque je n’étais pas au Couvent des Oiseaux de Dalat, chez les bonnes sœurs. C'était une pension chic.

En 2004 vous retournez pour la première fois au Cambodge, où vous avez été enlevée cinquante ans plus tôt. Pourquoi avoir attendu si longtemps ?

Je n’ai pas pu y retourner avant parce que c’était l’époque de Lon Nol, avec la guerre du Vietnam ; tout le long de la frontière de nombreuses plantations ont été bombardées par les Américains. Et ensuite celle des Khmers rouges, donc il n’était pas question d’y aller. J’ai pris ma décision car ma mère vieillissait et que mon frère n’a jamais voulu y retourner. Je ne me suis pas sacrifiée, car j’aime bien voyager et mon frère m’a aidée à retrouver l’emplacement du camp où nous avons été prisonniers. La plantation existe toujours. C’est toujours la même structure, avec l’usine etc. La maison de mes parents a été détruite mais la pagode n’a pas bougé. Une femme m’a remis la poupée que j’avais quand j’étais petite. Les vieux m’ont reconnue tout de suite.

 

« Les gens présents m’ont reconnue, ils ont dit : Vous êtes la petite fille Françoise qui était prisonnière ici. »

 

Vous êtes partie revoir les lieux et vous avez finalement retrouvé des personnes qui étaient présentes lors de votre séquestration. C’est incroyable !

Oui car c’est une histoire un peu particulière. Il y avait des photos de mes parents sur les murs de la sala [salle commune de la pagode] et les gens présents m’ont reconnue, ils ont dit : « Vous êtes la petite fille Françoise qui était prisonnière ici ». Tous les vieux qui viennent dans la sala connaissent cette histoire-là. Ce n’est pas une pagode très visitée alors ils ont fait le lien tout de suite. J’ai retrouvé aussi le chauffeur de notre père. Même pendant l’époque des Khmers rouges les plantations ont perduré. J’ai discuté avec des gens qui parlent encore français et qui m’ont raconté les atrocités vécues.

Quels liens gardez-vous désormais avec le Cambodge ?

Je m’y suis rendue deux fois depuis 2004. Je n’ai pas gardé beaucoup de liens, je n’ai plus envie d’y retourner. Ça ne me fait pas mal d’aller au Cambodge, mais ça me fait mal d’aller au Vietnam. Lorsque j’ai visité mon ancienne pension, à Dalat, il ne restait que deux bonnes sœurs. Désormais, ils forment des gens de la montagne au communisme et je n’avais le droit de prendre en photo que les portraits d’Hô Chi Minh.

 

Image du Cambodge, par Françoise Huguier. 

 

Après votre enlèvement vous êtes retournée en France, où vous êtes née. Vous vous êtes lancée comme photographe indépendante en 1976 et avez multiplié les voyages partout dans le monde et même en Asie.

J’ai tourné autour du Cambodge. J’ai commencé par l’Indonésie – qui est un pays que j’aime beaucoup – , Singapour, les Philippines, la Birmanie – qui ne ressemble plus du tout à ce que j’ai connu... À Bali, il n’y avait pas un seul Australien. C’était magnifique. Avec mon mari nous avons habité chez une famille de danseurs, qui fait la couverture de Reporters sans frontières. Nous avons vécu les crémations, les fêtes, c’était fascinant. J’y suis retournée vingt ans après et ce n’est plus du tout ça. À Denpasar, il y a un shopping mall, avec un escalier mécanique alors qu’avant il y avait des villages d’artistes, pas de touriste. Kuala Lumpur, en Malaisie, était une ville magnifique, à l’anglaise, avec de beaux parcs et tout a été détruit pour construire des tours, des hôtels. Pareil à Singapour.

Alors quoi, l’Asie c’était mieux avant ?

Je ne sais pas car il y a un meilleur niveau de vie aujourd’hui. L’intérieur de Kuala Lumpur était magnifique, avec des gens qui avaient de l’argent. Mais ceux qui n’en avaient pas étaient dans des petites cahutes. Aujourd’hui, il y a quand même une différence de ce point de vue-là. Même Singapour est une ville où l’on vit très bien, très sécuritaire. Moi j’y ai eu une amende pour un mégot : 150 € ! À Bangkok aussi le niveau de vie s’est amélioré, avec un pouvoir d’achat plus important et une qualité de vie.

 

« J'ai passé un mois et demi à Singapour, pareil à Kuala Lumpur, puis à Bangkok. L’éducation et le niveau de vie se sont améliorés. »

 

Vous avez réalisé un reportage en Asie du Sud-Est sur les classes moyennes. Pour cela vous avez reçu le prix de photographie de l’Académie des beaux-arts en 2012. Que souhaitiez-vous montrer dans cette série ?

J'ai passé un mois et demi à Singapour, pareil à Kuala Lumpur, puis à Bangkok. L’éducation et le niveau de vie se sont améliorés. En Malaisie, les Malais sont très aidés contrairement aux Chinois. Ils reçoivent des bourses par exemple, ont un meilleur accès aux emprunts. Maintenant, tout le monde va à l’université, pareil à Singapour. Le niveau de confort s’est aussi amélioré.

 

Image du Japon, par Françoise Huguier. 

Et le Japon, comment l’avez-vous connu ?

J’ai commencé à y aller dans les années 80. Ici nous avions l’idée que c’était un pays américanisé, mais c’était entièrement faux. Moi j’ai adoré le Japon ! J’ai fait poser des gens dans la rue, réalisé un reportage dans les love hotel. Je vais vous sortir le manga porno que j’ai ! [Elle se lève et revient avec une
édition collector.] C’est très rigolo ! Je me suis toujours trouvée bien dans la culture japonaise, qui est un peu surréaliste. Au niveau photographique, j’ai joué avec les fils électriques que l’on trouvait partout dans les rues. Ma maturité photographique a commencé au Japon.

Quel statut de la femme avez-vous découvert en Asie ?

Les Japonaises et les Coréennes restent encore beaucoup à la maison. Dans les communautés chinoises les femmes travaillent, aident au commerce. En Malaisie, à Singapour, en Indonésie, les femmes bossent. Quand les enfants sont en bas âge elles restent à la maison et puis après elles travaillent. Quand j’étais en Chine, les femmes travaillaient toutes. Souvent à l’usine. J’y étais au moment de la révolution culturelle et elles avaient toutes un boulot. J’aimerais bien repartir à Shanghai car je n’y suis pas retournée depuis le début des années 80. L’histoire de cette ville m’intéresse beaucoup.

 

Article initialement publié dans le magazine Koï, numéro 5, mai-juin 2018.


Article précédent Article suivant

Récents