Buralistes asiatiques, premiers commerçants de proximité

Par Weilian Zhu

Si de nombreux bureaux de tabac font l’objet de fantasmes du fait de leurs propriétaires d’origine asiatique, le phénomène, réel, mérite d’être nuancé. Décryptage.

Le coude sur le zinc, Pierre Desvignes est un habitué du Disque bleu, un bar tabac situé sur une artère animée de Villejuif (Val-de-Marne). « Je viens ici tous les lundis », rappelle cet ancien pianiste retraité qui habite dans le quartier depuis plus de vingt ans. Eparpillés sur le comptoir, des verres de bière où ne reste plus que la fine mousse. Sur une étagère, entre les bouteilles d’alcool trône un chat de la fortune. Il est bientôt midi. Derrière le comptoir s’active la trentenaire Julie Shu qui tient cet établissement depuis 2011. Un client s’attarde au guichet des cigarettes. Sa carte bancaire ne passe pas. Il sort, dépité. Derrière lui, la file d’attente s’est déjà formée. Les cigarettes sont une affaire qui marche et Julie Shu n’a pas le temps de beaucoup discuter.

D’après la Confédération des buralistes, 10 millions de personnes fréquentent chaque jour les 23 000 établissements éparpillés sur le territoire français. S’il n’y a pas de statistique nationale, certains chiffres permettent d’affirmer une forte proportion de buralistes d’origine asiatique comme Julie Shu, dont les parents sont venus de Chine.

« Sur les 4 000 établissements de ce territoire qui représentent 30 % du chiffre d’affaires national, 3/4 sont tenus par des personnes originaires de Chine et plus particulièrement de la région de Wenzhou », reprend Leng Ong, ancien membre de la Chambre syndicale des Buralistes Ile-de-France Oise Seine-Maritime.

 

 
Café-tabac à Sceaux (92) 

 

Arrivés en France à partir des années 1980, les Chinois de Wenzhou ont dans un premier temps investi les secteurs de la restauration, de l’import-export et de la maroquinerie. Leurs enfants, nés en France, de citoyenneté française – une condition indispensable pour être buraliste – et en quête de meilleures conditions de travail tout en restant patrons de leur propre commerce, se sont massivement tournés vers le métier de buraliste.

 

 « Passer de la restauration au bar tabac c’est comme des vacances ! » 

 

« Passer de la restauration au bar tabac c’est comme des vacances ! » affirme Leng Ong qui a tenu un « tabac sec » (jargon de buralistes pour qualifier les établissements proposant uniquement des cigarettes, des jeux à gratter et la presse) entre 2010 et 2021 à Saint-Germain-en-Laye. Ses parents, d’ascendance chinoise, installés au Cambodge et survivants du génocide, ont tenu un traiteur asiatique en région parisienne et toujours travaillé en horaires décalés.

« Buraliste est un des rares commerces qui ne requiert pas de diplôme, poursuit Leng Ong. Contrairement à la restauration, la vente de cigarettes ne nécessite pas de gérer les états d’âme des clients. Les paquets sont partout pareils. » Le tabac est en effet un secteur très rentable comparativement à ceux de l’alcool ou des jeux à gratter qui demandent un temps de service plus long. « La clientèle est stable et également de bonne qualité », ajoute Rui Wang, directeur d’une agence La Forêt en région parisienne qui traite des fonds de commerce.

 

Bureau de tabac à Paris (75). 

 

Pour se lancer dans ce secteur, le premier bureau de tabac est toujours le plus difficile à acquérir. Si sa famille a en possédé jusqu’à trois, ses deux frères étant respectivement gérants d’un bar tabac brasserie et d’un « tabac humide » (servant de l’alcool), Leng Ong se souvient des sacrifices pour acquérir leur tout premier établissement en 2008 : « J’ai vendu un appartement, mes parents ont mis de l’argent, mes frères aussi ».

 

« Premier réseau de commerces de proximité », les bureaux de tabac, y compris ceux tenus par des Français d’origine asiatique, contribuent directement à la vie locale

 

Pour cette deuxième génération qui peut bénéficier du capital accumulé par les parents, l’argent provient généralement de la famille proche et l’appel à la tontine (aide financière de la communauté) reste exceptionnel. Le prix du commerce est d’ailleurs très variable et la fourchette oscille entre 200 000 et plus de 3 millions d’euros. « Tout dépend de la rentabilité du tabac, de son emplacement », explique Rui Wang. Selon lui, l’apport des familles chinoises permet généralement de couvrir entre 40% à 50% du prix d’achat.

« Premier réseau de commerces de proximité » selon la Confédération des buralistes, les bureaux de tabac, y compris ceux tenus par des Français d’origine asiatique, contribuent directement à la vie locale. Leng Ong a par exemple lancé l’association des commerçants de Saint-Germain-en-Laye. D’autres ont choisi d’être buralistes en province.

Ouverts en moyenne 12 heures par jour, 6 jours sur 7, selon la confédération, ces commerces participent au maintien de ces lieux de sociabilité propres à l’image d’Epinal de nos centres-bourgs.


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