Traductrice, essayiste, femme de lettres et de goût, Ryoko Sekiguchi a fait de la cuisine son domaine de prédilection.
Entre deux rendez-vous, Ryoko Sekiguchi nous consacre quelques heures dans son planning bien chargé. Elle vient de terminer son déjeuner tardif dans une brasserie parisienne au pied de l’Opéra Bastille. En passant, impossible de la manquer. Elle possède un de ces regards accrocheurs auquel il est difficile de se soustraire. Ses yeux, pleins de malice, encadrés par des cheveux noirs ébène, vous communiquent une soudaine énergie. « Installez-vous, je viens de terminer mon café », sourit-elle. Un gilet sans manche laisse apparaître ses bras menus et ses frêles poignets. Mais ne vous y méprenez pas, sous cette apparence fluette se cache un insoupçonnable appétit pour les mots, les saveurs, les rencontres et la vie.
Au printemps 2018, l’écrivaine est partie à Beyrouth, la capitale du Liban. Pendant un mois et demi, elle a écumé les restaurants, parlé avec d’innombrables Beyrouthins et goûté à plus de trois cents plats locaux. Autant d’occasions qu’elle a saisies pour mieux comprendre ce petit pays du Proche-Orient fragilisé par la crise syrienne et régionale.
« Aborder des gens d’une autre culture n’est pas si simple, livre-t-elle. Le faire à travers la cuisine est un incroyable moyen de les amener à se confier. Ça crée du lien, on peut s’adresser aux campagnards ou aux citadins, aux vieux ou aux jeunes... Et très souvent, en discutant de recettes, des choses beaucoup plus profondes remontent à la surface. Les personnes à qui je parle peuvent aussi bien me raconter leurs histoires personnelles que l’Histoire avec un grand H. »
Au gré des rencontres et des plats qu’elle découvre, Ryoko Sekiguchi tente ainsi de capturer ces « saveurs éphémères » qui se perdent trop souvent au rythme des guerres, des conflits et des migrations.
Au gré des rencontres et des plats qu’elle découvre, Ryoko Sekiguchi tente ainsi de capturer ces « saveurs éphémères » qui se perdent trop souvent au rythme des guerres, des conflits et des migrations. Une tâche qui l’anime depuis 2011 lorsque son pays natal, le Japon, est frappé par un violent tsunami. « Je me trouvais en France à ce moment-là et j’ai eu très peur que les saveurs qui m’étaient familières disparaissent en même temps que les morts. Au début de la catastrophe, on ne savait pas ce qu’il allait advenir de la région de Fukushima. C’est un territoire très riche en gastronomie, c’est un peu notre Aquitaine à nous, explique-t-elle en prenant soin de choisir son vocabulaire. Tout cela peut paraître insignifiant, mais je pense que c’est dans ce genre de situations que les recettes permettent de retrouver le goût de la paix. »
Une éternelle « faim d’apprendre »
À côté de ce travail de mémoire culinaire, Ryoko Sekiguchi s’intéresse aux saveurs dans leur ensemble. Dans de nombreux essais, elle s’interroge sur la manière dont nous les percevons en fonction des mots qui les qualifient, des cultures qui nous entourent. Ainsi, dans Fade (Les Ateliers d’Argol – 2016), elle se penche sur ces aliments que nous estimons insipides en Occident et qui, bien au contraire, sont appréciés dans les assiettes nippones.
Un autre de ses textes appelle, quant à lui, à réfléchir sur le terme « astringent ». Très peu utilisé en français, il désigne, en tant qu’adjectif, ce qui est âpre ou austère. Son équivalent japonais (shibui), revêt toutefois une dimension bien plus large et positive. Cet écart de signification a interpellé la traductrice. « Imaginez quelqu’un, homme ou femme indifféremment, qui porte un vêtement gris, tout simple à première vue mais taillé dans un tissu de première qualité, teinté aux pigments naturels et de coupe raffinée, écrit-elle dans son essai. À cette personne vous pourrez dire : Oh, quel goût astringent que le vôtre ! Il s’agit là d’un compliment, rappelons-le. »
« En lisant Ryoko, on découvre quelqu’un qui a du goût, assure Patrick Honnoré son ami et co-traducteur. Elle nous apprend, nous initie à de nouvelles sensations, mais jamais sur un ton pédagogique. C’est comme si elle nous dévoilait des choses que l’on ne connaissait pas, mais qu’on avait étrangement l’impression de déjà savoir. »
Une sacrée prouesse pour cette Japonaise dont le français n’est pas la langue maternelle. Si elle confesse qu’écrire dans la langue de Molière lui demande plus de temps, elle réussit toutefois à tirer parti de ses lacunes. « Je suis en éveil permanent avec le français, lâche joyeusement Ryoko Sekiguchi. J’ai cette faim d’apprendre que je n’ai pas forcément en japonais. »
Patrick Honnoré confirme. En la voyant d’une semaine sur l’autre, il remarque à sa façon de parler si elle a fait une nouvelle rencontre ou vécu une nouvelle expérience. « Quand c’est le cas, son langage s’est enrichi. Elle absorbe tout. Elle a une capacité d’écoute admirable tout en s’appropriant les mots et les expressions dans un style personnel. »
« Ici, la cuisine est généreuse, voire abondante. Au Japon, elle surprend moins, mais vous accompagne. Un peu comme si vous aviez deux amis : un qui fait le show, qui amuse la galerie, et un autre plus discret, mais sur lequel vous pouvez toujours compter. »
Petite-fille d’éditeur
Cette habileté troublante à imager les saveurs et aromatiser les mots, Ryoko Sekiguchi l’a en partie puisée dans son enfance. Au Japon, sa mère tenait une école de cuisine et passait de nombreuses heures à s’affairer derrière les fourneaux. Son art de recevoir a marqué l’adolescente, mais à l’époque, préparer à manger représente pour elle « un destin de femme japonaise prisonnière de la maison ».
Pour s’émanciper de cette société conservatrice, c’est vers la littérature qu’elle se tourne en premier lieu. Née à Tokyo, dans le quartier des imprimeurs, Ryoko Sekiguchi écrit son premier ouvrage à dix-neuf ans. Un recueil de poèmes, qui remporte le prix des Cahiers de la poésie contemporaine. Dans sa famille, pas d’écrivains, mais son père tient une papeterie et son grand-père dirige une maison d’édition. Elle est très proche de ce dernier qui lui transmet son adoration des livres. « Je dis toujours que c’est lui qui m’a appris à lire et à écrire », se remémore- t-elle, en sortant de son sac un vieil ouvrage qui lui appartenait. Une odeur d’ancien papier s’échappe des pages qu’elle feuillette. « Il m’achetait tous les livres que je désirais, poursuit-elle. Je n’ai pas énormément de souvenirs de lui, alors je garde ce livre comme un talisman. »
« De la même façon qu’avec un style vestimentaire, chacun s’exprime en préparant à manger. Il n’y a pas d’allure transparente, comme il n’y a pas de plat inintéressant. »
Traduire pour s’exprimer
À la fac, Ryoko Sekiguchi étudie le français médiéval. Un choix plutôt surprenant guidé par son amour grandissant pour les poèmes et par son envie de venir un jour goûter à la gastronomie française. « En choisissant cette filière, je me suis dit qu’il s’agissait de la langue d’un pays où je serais amenée à bien manger si je venais à y vivre, rapporte la traductrice, avant de s’exclamer dans un rire franc et contagieux. Ce que je ne savais pas encore, c’est que j’allais bien y boire aussi ! »
Attirée par la culture tricolore, c’est en 1997 qu’elle débarque à Paris où elle suit des cours d’histoire de l’art à la Sorbonne. Très vite, elle se sent frustrée de ne pas pouvoir partager avec ses amis les poèmes qu’elle a écrits en japonais. Commencent alors ses tout premiers travaux de traduction sur ses propres textes.
Lorsque ses études prennent fin, elle tente le tout pour le tout. Alors que son directeur de thèse l’attend au Japon avec un poste de conservatrice clé en main, elle envoie un de ses manuscrits aux éditions P.O.L. « À ce moment-là, personne n’y croyait vraiment », s’amuse Ryoko Sekiguchi, qui dans un mime envoûtant nous décrit la suite des évènements. Des mois après l’envoi, son téléphone sonne. À l’autre bout du fil, la maison d’édition lui annonce que son ouvrage sera publié. « Si je devais choisir un moment qui a changé le cours de mon existence, ça serait celui-là ! »
Depuis cet appel, la poétesse a, en effet, élu domicile dans l’Hexagone. Mais cela ne l’empêche pas d’entretenir ses liens avec le Japon. La distance est d’ailleurs une opportunité d’observer le Pays du Soleil levant d’un regard différent.
Maîtresse dans l’art de recevoir
Lorsqu’on lui demande quelle distinction elle fait entre les gastronomies française et japonaise, c’est la femme de lettres qui répond. « Ici, la cuisine est généreuse, voire abondante. Au Japon, elle surprend moins, mais vous accompagne. Un peu comme si vous aviez deux amis : un qui fait le show, qui amuse la galerie, et un autre plus discret, mais sur lequel vous pouvez toujours compter. Moi, j’ai besoin des deux dans mon entourage ». Rien d’étonnant à entendre la voix colorée de Ryoko Sekiguchi filer une telle métaphore.
Pour elle, « la cuisine est une langue, un texte ». Les plats des grands chefs, des romans difficiles à décoder qu’il faut prendre le temps de traduire. « De la même façon qu’avec un style vestimentaire, chacun s’exprime en préparant à manger. Il n’y a pas d’allure transparente, comme il n’y a pas de plat inintéressant. »
Quand elle organise des repas chez elle, c’est donc tout naturellement que l’écrivaine y met de sa personne. « Être invité à dîner chez Ryoko est une expérience inoubliable, s’enthousiasme Patrick Honnoré. Ses plats sont uniques. Mais au-delà de la cuisine, il s’agit d’une expérience humaine. Elle pense à tous les détails : la nourriture, la vaisselle, les gens qui seront assis à côté, les points qu’ils auront en commun, les sujets de conversation qu’ils pourront avoir... La cuisine est un prétexte pour parler et faire des rencontres. »
Si aujourd’hui Ryoko Sekiguchi a fait de la cuisine son terrain de jeu, cela n’a pas toujours été le cas. Plus jeune, la poétesse était anorexique.
Si aujourd’hui Ryoko Sekiguchi a fait de la cuisine son terrain de jeu, cela n’a pas toujours été le cas. Plus jeune, la poétesse était anorexique. « Je n’avais pas un rapport sain à la nourriture, explique-t-elle avec beaucoup de recul. J’étais obsédée par mon poids que je ne parvenais pas pour autant à maîtriser. »
C’est à partir du moment où elle s’est mise à écrire sur les goûts et les aliments que le mal s’est mystérieusement évaporé. Coucher tout cela sur le papier a été pour la Parisienne une « sorte d’exorcisme ». « Sur le moment, on ne comprend pas bien pourquoi on rédige, c’est avec les années qu’on peut donner du sens à sa démarche. »
La traductrice envisage désormais d’écrire sur le thème de l’anorexie. « Je pense que de nombreuses personnes souffrent de ce trouble du comportement alimentaire. J’aimerais leur adresser ce texte tout autant qu’à la jeune femme que j’étais. »
Article initialement publié dans le magazine Koï, numéro 8, novembre/décembre 2018.