Vous prendrez bien une tasse de thé ?

Par Sophie Kloetzli

Les menus dégustation proposant un accord mets et vins se sont fait une place de choix sur les cartes des restaurants occidentaux. En Chine et au Japon, les repas s’accompagnent de thé à la place du vin, tout simplement... Une tendance qui s’installe en Occident, avec quelques adresses incontournables et des écoles de cuisine plus curieuses que jamais. Décryptage d’un phénomène à laisser infuser.
[Texte : Louise Francis. Illustration : Blandine Pannequin]

Les voyageurs novices qui se rendent en Chine pour la première fois sont régulièrement déroutés par la boisson qui accompagne leurs plats. Là-bas, le thé, consommé chaud tout au long du repas, est une évidence. Un peu moins en France. Pourtant, depuis quelques années, les accords mets et thés ont la cote dans l’Hexagone. «  La France s’est appuyée sur une tradition asiatique très ancienne, alors que tout a commencé en Chine et au Japon  », raconte Manuela Leriche, sommelière de thé au Palais des Thés. L’idée est ainsi de reproduire ce qui se fait depuis longtemps avec le vin : accorder sa boisson selon les différentes saveurs du repas. En Chine, comme au Japon, difficile de concevoir un repas sans une tasse de thé. Il hydrate, aide les graisses à se dissoudre et rafraîchit le palais.  Une bonne idée que la duchesse de Bedford aurait transposée en Angleterre dans un Five O’Clock tea, où l’on consomme un petit sandwich ou des muffins accompagnés d’un thé Earl Grey sur les coups de cinq heures.

Tout comme le vin

Depuis quelques années, le pairing mets et thés s’apparente aux accords mets et vins, bien connus de la gastronomie française, jouant sur les variétés presque infinies des thés, leurs saveurs plurielles et leur température de dégustation. Manuela Leriche confirme : «  Avant, j’étais très intéressée par le vin. On retrouve dans le thé la notion de terroir, de notes aromatiques  ». En effet, l’ouvrage Tea sommelier, le thé en 160 leçons illustrées  (éditions Chêne), nous apprend les similitudes entre les univers du thé et du vin : cépages, climat, sol, grand cru et importance du savoir-faire. Du Five O’clock Tea au 12 O’clock Tea.

Sur une page de son site dédié au pairing, la marque anglaise de thé Twinnings commence son article avec le vin avant d’en venir à son produit et concède que la diversité de thés peut effrayer au premier abord mais donne aux lecteurs quelques pistes. Les thés noirs, robustes, s’accorderaient ainsi très bien avec des aliments riches, comme un rôti de bœuf, de l’agneau ou un plat de lasagnes, tandis que les liqueurs vertes révèlent les plats végétariens, les salades ou le poulet. Les thés blancs accompagneront les poissons blancs et les desserts tandis que les thés Oolong magnifieront les fromages fumés et les viandes. «  Les grands restaurants en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis, commencent à employer des sommeliers du thé, à l’image des experts en vin, lit-on sur le site de Twinnings.

En raison de leur nouveauté, les accords mets et thés sont considérés avec scepticisme, mais bien préparé, un thé adapté au bon aliment peut libérer tout son potentiel.  » Manuela Leriche énonce d’ailleurs les différents avantages de cette boisson. «  Les enfants et ceux qui ne peuvent pas boire d’alcool peuvent profiter de ces accords, rappelle-t-elle. Le thé éduque également le palais et les effets sur la santé sont bons. Le milieu de la restauration a compris la complexité du produit mais c’est encore très peu connu. En France, en matière de restaurant, Yam’Tcha est le plus connu.  » Ayant décroché une étoile au guide Michelin, la table d’Adeline Grattard, ouverte en 2009, a mis ces accords sur le devant de la scène, grâce au savoir-faire de son mari Chi Wah. Dès 2016, Le Monde décrivait son registre en six couleurs : «  noir, blanc, vert, rouge, bleu, jaune. Soit les six catégories du thé, qui, selon les terroirs, changent de caractère  ».

Une tendance pas si récente

Dans les restaurants et salons de thé Mariage Frères, ces accords datent des années 1980. D’abord sous forme de brunch, puis grâce à la formule «  Lunch Tea  », mise en place dans les années 1990. La dégustation se fait autour d’un plat cuisiné au thé, d’un thé Darjeeling haute couture servi frais et d’une gourmandise au thé. Avec près de 1 000 références proposées, Charly Chareyron, directeur food & beverage, explique que ces accords font «  partie de l’ADN de Mariage Frères  ». À table, à l’écouter, le thé serait une évidence, qu’il faut choisir avec minutie. Envie d’une viande ? Il suggère une infusion à froid, pour faire découvrir un thé à température ambiante, «  chambré  ». Pour épater ses convives ? On le sert dans un verre soufflé, très large, «  pour laisser la liqueur libérer ses arômes  ». Si les odeurs de thé qui entourent la dégustation s’évaporaient, on se croirait avec un sommelier de vin. Dans ces établissements, tout le personnel connaît la carte des thés sur le bout des doigts et peut conseiller le client. Ainsi, un thé à la violette, servi froid, pourra accompagner un carpaccio de Saint-Jacques, tandis qu’un thé vert Matcha accompagnera une pâtisserie aux saveurs similaires. 

Trois manières d’accorder

Plusieurs approches coexistent pour trouver le bon accord. La première est le ton sur ton. «  Elle consiste à rechercher les points de ressemblance entre le thé et le mets que l’on souhaite accorder  », résument les auteurs du Tea sommelier, le thé en 160 leçons illustrées.   La deuxième est celle du contraste. «  Cet accord naît de l’envie de créer un choc, celui de la rencontre entre deux personnalités distinctes, tout en cherchant l’harmonie. L’idée est alors d’associer un thé et un mets aux caractères bien différents mais complémentaires.  »

« Il y a des accords faciles à tester. Selon mon expérience, c’est avec le fromage qu’on a le plus de surprises », Manuela Leriche, sommelière de thé. 

Et enfin, l’approche fusion : «  Cet accord est obtenu en mêlant deux impressions distinctes  ». Manuela Leriche prend l’exemple du gâteau au chocolat. Il sera sublimé par un thé au jasmin, dans un accord fusion, «  où vous aurez le cacao en bouche et le côté floral pour une synergie totale  ». Avec un thé au cacao, l’accord sera cette fois-ci ton sur ton. Ou bien un thé aux notes contrastées, boisées, pourra également mettre en valeur la gourmandise du cacao, dans un esprit de contraste.

De la table aux écoles de cuisine

Ces accords commencent à conquérir les restaurateurs et leur clientèle, ainsi que les grandes écoles de cuisine. Yann Poulet, responsable du département pour les formations en apprentissage en hôtellerie restauration à l’école Ferrandi, nous explique : «  De grands chefs ont travaillé autour du thé, comme Pierre Gagnaire ou Alain Senderens, en l’intégrant dans leur cuisine  ». Des prémices aux accords et surtout un bon signe pour l’intégration du thé dans la gastronomie française.

Les professeurs de l’école Ferrandi ont ainsi assisté à des formations de l’École du thé. «  On nous a fait découvrir le thé sous une autre forme, en retirant l’idée reçue que la dégustation du thé ne s’apprécie qu’à un certain moment de la journée ou éventuellement en fin de service.  » L’école Ferrandi a ensuite choisi de réaliser un service dédié à ces alliances, en mars 2018. «  Ça a été une vraie surprise pour les clients du restaurant et les élèves. Les jeunes ont découvert une gamme de thé extrêmement variée, à servir à différentes températures, avec des fragrances et des couleurs différentes... Et c’était beaucoup plus facile pour un client d’appréhender une association thé et mets que vin et mets, car plus doux en bouche.  » Ce succès a incité l’école à planifier une nouvelle formation, au printemps 2019. «  Ces dernières années, le thé véhicule une image de luxe, de bien-être et est de plus en plus présent dans l’hôtellerie et la restauration. Il est indispensable de former nos jeunes apprentis  », appuie Yann Poulet.

En France, la consommation de thé aurait triplé en vingt-cinq ans. Manuela Leriche, sommelière de thé depuis un peu plus d’un an et demi, donne quelques conseils aux néophytes. «  Il y a des accords faciles à tester. On peut marier un fromage de chèvre à un thé vert chinois classique, qui va lui donner un côté fruité et rafraîchir le palais. Selon mon expérience, c’est avec le fromage qu’on a le plus de surprises, car le thé peut aider un fromage trop jeune ou sans caractère.  » Côté présentation, le mug en plein déjeuner n’est pas vraiment adapté. «  Un verre à vin donne un côté gastro et apporte un joli visuel  », conseille-t-elle. Et si on s’y mettait pour Noël ?

Cet article est paru dans Koï #8, disponible en ligne.


Article précédent Article suivant

Récents